Gamelin, la tragédie de l’ambition, de Max Schiavon

Maurice Gamelin est en train de sombrer dans l’oubli, et c’est sans doute le mieux qui pouvait lui arriver. Le commandant en chef des forces alliées de mai 1940 n’a pas l’aura sulfureuse du traître, entièrement captée par Pétain, ni la grandeur tragique du héros vaincu, qui lui irait comme le rôle d’Hamlet à Nicolas Bedos. 


Pourtant, numéro 2 de l’armée de 1931 à 1935, puis numéro 1 de 1935 à la guerre, et enfin généralissime de septembre 1939 à son limogeage le 20 mai 40, Gamelin est l’un des personnages centraux de la défaite française.

 

Cette biographie a le grand mérite de le remettre en pleine lumière. Élève brillantissime, jeune officier à qui tout réussit et que ses supérieurs programment pour une ascension rapide, collaborateur apprécié du maréchal Joffre au début de la Première Guerre mondiale, menant une carrière très honorable dans les années 1920, Gamelin gravit régulièrement les échelons jusqu’à atteindre le sommet au début des années 1930… et là, cette publicité vivante pour la méritocratie républicaine déraille.

 

Oh, pas dans les directions attendues, toutefois ! De lectures précédentes, j’avais gardé de Gamelin l’image d’un militaire antirépublicain, je découvre un général jugé « sûr » par les politiques qui se succèdent tout au long des années 1930, travaillant en bonne intelligence avec Blum et Daladier, et se situant à un centre droit convenable et modéré – deux mots qui peuvent servir à qualifier l’ensemble du personnage, d’ailleurs. Ce n’est pas non plus le grand malade rongé par la syphilis que certains propagandistes d’après-guerre ont inventé : il est mort presque vingt ans après la défaite, et est resté en bonne forme presque jusqu’au bout.

 

Alors que s’est-il passé ?

 

Aucun désastre n’a de cause univoque, et même si on limite le choix au cerveau d’un seul individu, les raisons sont multiples.

 

• La brillante intelligence de Gamelin, reconnue et saluée par tous, semble s’être fossilisée fin 1918. Ses plans d’opération pour 1940 sont construits autour de l’idée que les Allemands iront à peine plus vite qu’à la fin de la Première Guerre Mondiale. Ignorant l’expérience récente, il soutient que le couple « char et avion » qui a fonctionné en Pologne n’aura pas le même rendement à l’Ouest. Et lorsque ses plans longuement mûris se mettent à dérailler, il s’avère incapable d’improviser.

 

• Plus en amont, Gamelin fait de la politique et décroche des crédits, mais une fois qu’ils sont là, il a tendance à laisser aller les choses. Alors qu’il lui reviendrait de donner des impulsions aux programmes d’armement et de veiller à ce que ses ordres soient exécutés, il se positionne en commentateur, un peu comme un certain ancien président de la République…

 

• Bizarrement pour un militaire, notre homme n’aime pas le conflit. C’est un diplomate en uniforme, courtois jusqu’à l’absurde, et qui a visiblement du mal à gérer les fortes personnalités… jusqu’au moment où il arrive à une position où il peut placardiser tous ceux qui discutent ses ordres, se privant de contradicteurs.

 

• Enfin, pour compléter le portrait, la plus grande faille, celle qui rend toutes les autres irrattrapables : il est sûr d’avoir raison, au point d’en devenir sourd à toute contradiction


Le personnage lui-même participe à la vie mondaine du Paris des années 1920 et peut faire un contact utile pour des investigateurs évoluant dans les cercles militaro-politiques de l’entre-deux-guerres. Son influence est bien supérieure à celle d’un De Gaulle, par exemple… à condition de le convaincre de l’exercer.

 

Cela dit, Gamelin peut accéder à une autre dimension, celle d’un « emploi », et ce à n’importe quelle époque ou dans n’importe quel univers. Un « gamelin » est un homme écrasé par des responsabilités pour lesquelles il n’est pas fait, une incarnation d’autant plus calamiteuse du principe de Peter que cela ne se voit pas. Ses intentions sont bonnes. Sur le papier, il est tout à fait à sa place… mais quelle que soit sa tâche, quelles que soient ses missions, son action s’avère délétère, puis débouche sur un désastre dont il est le premier surpris – et, pour lui rendre cette justice, sincèrement navré.


De tels PNJ sont rares en jeu de rôle où, en général, on aime les figures d’autorité compétentes, ou les traîtres taillés dans le bois dont on fait les belles crapules bien détestables. Qui a envie de dépendre d’un bureaucrate dépassé par les événements ? D’un brave homme incapable de gérer le stress ? D’un supérieur sans autorité ? Et pire, d’essayer de corriger ses décisions néfastes, en sachant qu’il leur en voudra ? (Or, il a la rancune discrète mais tenace, et la mémoire longue.)

 

Décidément, il y a là un potentiel qui ne demande qu’à être exploité… Pour prendre un exemple simple, le premier qui vient sous mon clavier : Tartempion sera un formidable prince vampirique de Trou-perdu… sauf qu’en fait, une fois en place, Tartempion vrille. Pas tout de suite, pas de manière spectaculaire, mais il se calcifie, refuse de plus en plus le débat, et prépare sans le vouloir la chute de toute la région aux mains du Sabbat. Vous voyez le potentiel ? Au fond, cette biographie de Gamelin n’est qu’une étude de cas… une étude fouillée, et particulièrement déprimante parce que l’ampleur du cataclysme provoqué en partie par ses carences dépasse l’imagination, mais juste une étude.

 

Perrin biographies, 25 €

Commentaires