Dissimulés dans des replis de la réalité, quatre Rois en jaune vous guettent. L’entité dont le passage est marqué par des altérations du réel, ou peut-être de la perception de ses victimes, est bien sûr la plus redoutable. The King in Yellow, une pièce aussi fictive que toxique, dévoile d’épouvantables vérités sur l’entité. Un recueil de nouvelles de Robert W. Chambers publié en 1895 tourne en partie autour de la pièce, et enfin, l’une des nouvelles dudit recueil s’intitule The King in Yellow.
Vous suivez ?
Entre nous, lorsque j’ai récupéré cette Annotated Edition, je m’attendais à une reconstitution de la pièce. Après tout, elle fait partie d’un Kickstarter de jeu de rôle – celui de Delta Green: The Conspiracy.
Erreur ! Il s’agit d’une belle édition du recueil, enrichie de commentaires signés Kenneth Hite et d’illustrations de Samuel Araya. Je suis tout à fait certain que c’est la première fois que je lis ces nouvelles en anglais, et j’en découvre certaines au passage, même si ce n’est pas exactement une bonne nouvelle, pour des raisons que nous verrons plus loin[1].
• Foreword, l’avant-propos de John Scott Tynes, qui fait le job sans être mémorable.
• Cassilda’s Song, douze vers qui représentent l’extrait le plus long que nous ayons de la pièce, même si quelques autres sont cités ici et là au fil des nouvelles.
• The Repairer of Reputations nous envoie directement dans la tête d’une victime de l’entité (ou de la pièce ?). Située à New York en 1920, mais écrite en 1895, cette nouvelle peut être lue comme une histoire d’anticipation particulièrement bizarre… ou comme le délire d’un dément de la fin du XIXe siècle qui imagine un avenir à son goût. La notion de « narrateur peu fiable » a rarement été poussée aussi loin ! Quasiment tout ce qui fait le folklore moderne du Roi en jaune se trouve dans ce texte, attendant d’être répété à l’infini par des générations de continuateurs.
• Beaucoup plus courte, The Mask se passe à Paris dans les années 1890, et nous raconte les aventures d’un sculpteur qui a inventé un composé chimique pétrifiant, « qui promet d’être à la sculpture ce que la photographie est à la peinture ». Il se trouve qu’il a The King in Yellow dans sa bibliothèque et que le narrateur tombe dessus. À cet important détail près, ça pourrait être un récit fantastique comme un autre, adapté par exemple aux amateurs de Maléfices.
• In the Court of the Dragon est une courte histoire d’obsession située à Paris, qui reprend une partie des thèmes de The Repairer of Reputations, et se termine par la phrase vue et revue depuis : « car c’est une chose terrible que de tomber aux mains d’un dieu vivant ».
• The Yellow Sign est la dernière histoire du recueil à réellement puiser dans la thématique du Roi en jaune. Qu’en dire, sinon que cette histoire new-yorkaise est un petit bijou, à peine en dessous de The Repairer of Reputations ? Elle introduit les derniers éléments purement « chambersiens » dans le corpus du Roi en jaune. Ils ont depuis longtemps infusé dans L’Appel de Cthulhu et ses continuateurs.
• The Demoiselle d’Ys est un honnête conte fantastique plein de couleur locale bretonne, dont le seul élément vaguement pertinent pour nous est l’existence d’un serviteur prénommé Hastur qui surprend un peu au milieu des Raoul, Jeanne, etc.
• The Prophet’s Paradise est une série de brèves vignettes au style très travaillé dans le goût de l’époque et à l’atmosphère plutôt sombre, mais qui ne racontent rien de substantiel.
• The Street of the Four Winds est un court récit dont une partie de l’imagerie évoque Carcosa, mais où l’on sent plutôt planer l’ombre de Poe.
Et voilà, c’est fini pour le fantastique. La seconde moitié du recueil, soit trois longues nouvelles, relève de la chronique de jeunes Américains, étudiants aux Beaux-Arts, vivant des aventures dans la grande métropole parisienne[2]. Chambers, qui a suivi ce cursus de 1888 à 1893, connaît le sujet sur le bout des doigts, et cela se sent.
• The Street of the First Shell est un récit historique situé en décembre 1870, pendant le siège de Paris par les Prussiens. Le héros déborde de sympathie pour les Français et de mépris pour un méchant Germano-Américain qui multiplie les saloperies. Le froid, la famine et le désespoir sont bien rendus sans qu’il soit besoin de la moindre intervention surnaturelle, et la description de la sortie des soldats parisiens, de nuit et par temps de brouillard, est un beau morceau de prose hallucinée.
• The Steet of Our Lady of the Fields est longue. Très. Oh, elle est agréablement écrite, on n’a pas forcément envie de la lâcher, mais il faut se rendre à l’évidence, le public auquel Chambers la destinait est mort et enterré depuis un siècle. Vers 1900, on ne devait pas manquer d’Américains désireux d’explorer les mœurs de la Babylone moderne, vues par les yeux d’un narrateur tout juste arrivé de sa campagne du Connecticut pour étudier l’art. Vu de notre XXIe siècle blasé, tout cela paraît désuet, et surtout terriblement innocent.
• Rue Barrée est une reprise des mêmes thèmes, en plus ramassée. Cette fois, notre héros succombe aux charmes d’une jolie prof de piano si inaccessible que les étudiants la surnomment « Rue Barrée ». Cédera-t-elle au bel Américain ? Défiera-t-il les conventions en lui avouant son amour ? Vous le saurez au bout d’une vingtaine de pages.
Il est temps de parler un peu des notes, particulièrement abondantes dans les premières nouvelles, plus rares dans les dernières. Elles sont de plusieurs types :
• Topographiques, à l’usage des lecteurs ignorants de la géographie new-yorkaise ou parisienne. Elles sont particulièrement utiles dans The Repairer of Reputations, car elles révèlent tout ce qui cloche dans cet étrange New-York de 1920.
• Culturelles et linguistiques, pour les lecteurs anglophones qui pourraient confondre un canapé avec un petit four alors que dans le contexte, c’est un sofa. Soit dit en passant, Chambers n’écorche pas trop le français.
• Spéculatives, en mode « cet élément se connecte-t-il à cet autre élément de la nouvelle précédente/suivante ? » ou « cet élément de décor est-il signifiant ? » Sur ce point, j’ai eu l’impression que le commentateur cédait plusieurs fois au plaisir de la surinterprétation. Parfois, Dr Freud, un cigare est juste un cigare.
• Explicatives, présentant une ou plusieurs interprétations du texte. Je suis content qu’elles existent, mais elles gâchent un peu le plaisir si on les consulte à la première lecture. Quand on se demande ce qu’on vient de lire, c’est agaçant d’avoir une pleine colonne de texte pour nous dire que Tartempion pense que Chambers a voulu dire ça, mais qu’il a été contredit par Dugenou qui pense le contraire, et que Bidule est encore d’un avis différent. Mieux vaut se former sa propre ignorance[3].
Pour revenir au fond du problème, Chambers ne pourrait pas être plus différent de Lovecraft. Ce dernier crédibilise ses horreurs à l’aide de précisions et de détails. Le Necronomicon ? On sait qui l’a écrit et quand, combien d’éditions il a eues au fil des siècles, où se trouvent tous les exemplaires survivants et ainsi de suite. Un shoggoth ? Certes, c’est horrible, mais une fois qu’on sait que ça existe, eh bien, c’est juste un tas de morve gros comme une rame de métro qui nous regarde avec ses petits yeux affamés, et bon sang, Jojo, active un peu avec la dynamite !
Formé dans un Paris peuplé de symbolistes et d’impressionnistes, Chambers se fout totalement de ce genre de détails. La pièce ? Oui, elle existe. Il en cite une vingtaine de vers en tout, on n’a aucune idée du nombre d’actes ou de l’action exacte. On en connaît trois personnages, mais ils sont peut-être beaucoup plus nombreux… ou pas. D’où sort-elle ? On ne sait pas. En revanche, les effets de la pièce sur ses lecteurs sont là et bien là, mais ils sont tout aussi difficiles à catégoriser.
Lovecraft est, au fond, un rationaliste pétri de culture scientifique. Ses héros se suicident ou finissent dans des asiles parce qu’ils ont touché du doigt la « vraie » réalité et qu’elle pulvérise leur vision du monde. Ceux de Chambers deviennent des capteurs de mèmes toxiques qui les détraquent et les propulsent dans une réalité de leur propre conception[4]. À ma gauche, des kilomètres d’architecture cyclopéennes dégoulinantes de bave, solides, matérielles et mesurables. À ma droite, des visions, des obsessions, des choses floues qui pourraient s’évaporer à la lumière de la raison, s’il restait un rationaliste dans la salle.
Sur ces bases, plus ça va, plus je pense que l’intégration du Roi en jaune au corpus lovecraftien relève d’un malentendu. Lovecraft lui-même en est partiellement responsable, mais il a été aggravé par August Derleth. Les petits gars d’Arc Dream ont sans doute eu la bonne intuition en créant un « mythe d’Hastur » distinct du « mythe de Cthulhu » pour Impossible Landscapes[5].
Mais revenons au livre. Assez parlé des nouvelles, il nous reste trois appendices, plus une copieuse bibliographie.
L’Appendice I est une courte biographie de Chambers. Surprise ! Je m’attendais à un auteur maudit, je découvre « l’écrivain le plus populaire d’Amérique », qui a consacré quarante ans de carrière littéraire à des romans pour midinettes qui se vendaient à des centaines de milliers d’exemplaires. Il a quelques autres recueils d’histoires fantastiques à son actif, mais ils n’ont pas traversé le temps. Dans ces conditions, qu’il ait produit The King in Yellow, c’est un peu comme de découvrir la signature de Barbara Cartland sur le script d’Evil Dead.
L’Appendice II résume ce que l’on sait de la pièce, et cela se résume à « pas grand-chose » même si j’y ai quand même glané quelques informations qui m’avaient échappé.
L’Appendice III se consacre aux emprunts de Chambers à Ambrose Bierce, à savoir les noms « Carcosa », « Hali » et « Hastur ». C’est érudit, ça ne répond à absolument aucune question… et c’est très bien comme ça.
Je ne regrette pas ma lecture. Je conseille chaudement les premières nouvelles, l’ambiance des dernières a une certaine valeur si vous jouez à Maléfices, et je trouve que les notes apportent une réelle plus-value, à condition de ne pas les lire en même temps que le texte principal. Bref, si vous avez besoin d’une édition de The King in Yellow, autant que ce soit celle-ci.
Un recueil de nouvelles de 260 pages, de Robert W. Chambers, annoté par Kenneth Hite et illustré par Samuel Araya. Publié par Arc Dream Publishing. Disponible en pdf sur Drivethru. Prix : 27,61 € (mais en promo à 13,80 € au moment de la publication de ce billet).
[1] Mon édition française du Roi de jaune vêtu est une antiquité parue chez Marabout en 1976. Elle ne comporte que les quatre premières nouvelles, plus une autre, intitulée Le Croquis, absente de cette édition et sans doute prélevée dans un autre recueil de Chambers.
[2] Perçue à peu près comme nos contemporains perçoivent New York.
[3] Je voulais écrire « opinion », mais à la réflexion, ce lapsus mérite de ne pas être corrigé.
[4] L’incarnation moderne du Roi en jaune – la pièce – s’appelle Facebook, ce qui veut dire que l’entité est…
[5] Détail amusant pour les lecteurs de cette campagne, la propriété familiale de Chambers s’appelait Broadalbin.
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