Intégrale Lord Darcy, de Randall Garrett



Adolescent, j’étais tombé sur une ou deux histoires de Lord Darcy, qui m’avaient frappé par leur originalité. Je me suis donc procuré cette réédition du cycle par Mnémos avec l’habituel mélange de nostalgie, d’espoir et de crainte d’être déçu que l’on éprouve quand on rouvre un bouquin que l’on n’a pas touché depuis trente ou trente-cinq ans. Et donc, je vous le dis tout de suite pour vous faire gagner du temps : bonne pioche.

De quoi s’agit-il ? D’histoires policières dans un univers uchronique où la magie a partiellement remplacé la science. Le dosage des ingrédients « polar », « uchronie » et « magie » varie de nouvelle en nouvelle, mais le cocktail reste toujours très agréable à déguster.

Uchronie. Richard Cœur de Lion a régné vingt ans de plus que dans notre monde, s’est débarrassé de Jean Sans Terre, a éliminé les Capétiens et a légué un empire Plantagenêt à son neveu Arthur[1]. Celui-ci, devenu roi de France et d’Angleterre, est passé à la postérité comme « le bon roi Arthur ». Huit cents ans plus tard, l’empire angevin a absorbé l’Italie et un bon morceau d’Allemagne. Notre Amérique du Nord est une Nouvelle-Angleterre qui inclut le duché de Metchico, dirigé par la maison Mocquetessuma. Quant à l’Amérique du Sud, c’est une Nouvelle-France. Le seul rival continental de l’Empire est une Pologne expansionniste, qui a mangé de gros morceaux de Russie au début du siècle et avalerait bien un morceau d’Allemagne s’il en avait le pouvoir. Tout cela nous est présenté selon les besoins, par petites touches, sans tartines encyclopédiques. Le rôliste qui se nourrit de cartes et de statistiques imaginaires n’y trouvera pas son compte, mais le lecteur, si.

• Polar. Lord Darcy est l’enquêteur criminel principal de Son Altesse Richard Plantagenêt, duc de Normandie et frère du roi Jean IV. Darcy intervient à chaque décès suspect d’un noble – son périmètre d’action naturel est la Normandie, de Gisors à Cherbourg, mais on le voit aussi déployer ses talents dans le Kent, à Paris, à Londres, en Italie… bref, partout où ses maîtres ont besoin de lui. Darcy est un avatar des détectives de la vieille école : beaucoup de cervelle, pas énormément d’épaisseur, et un assistant pour lui servir de sparring partner. Randall Garrett écrivant dans les années 60, il lui rajoute un petit côté séducteur, mais sans trop insister : son propos principal est de jouer avec les codes du detective novel des années 40 et 50. Ses hommages à des auteurs un peu oubliés aujourd’hui, de J.D. Carr à Rex Stout, mais aussi à Agatha Christie[2], feront le bonheur des connaisseurs (sans trop gêner les autres). Exercices de déduction mis à part, une bonne partie des aventures de Darcy relèvent de l’espionnage, avec la dose requise de vol de secrets militaires, d’agents doubles, d’espionnes vénéneuses… et les services secrets polonais dans le rôle dévolu au KGB de notre monde.

• Magie. Les lois de la magie, formalisées au XIIIe siècle, sont désormais aussi stables et bien connues que notre science. Le bras droit de Lord Darcy, maître Sean O Lochlainn, est un mage judiciaire, capable d’identifier l’arme du crime, de préserver les cadavres avant autopsie, de s’assurer que telle arme a bien tiré la balle fatale, etc., mais la magie sert à tout – et a donc ralenti les progrès techniques. Les années 1960 de Lord Darcy sont à peu près au niveau de l’ère victorienne, avec des trains et un « téléson » qui relie les grandes demeures, mais pas de moteur à explosion, de machines volantes ou de télévision[3].

Sur les dix nouvelles, j’ai beaucoup aimé Imbroglio pastel, Une question de gravité et La fiole d’Ipswich, mais c’est un podium subjectif, susceptible d’évoluer à la prochaine lecture. De toute façon, le vrai morceau de bravoure du recueil est Tous des magiciens, l’unique roman du cycle. Il est question d’un meurtre en chambre close commis lors d’un congrès de magiciens et, comme le signale André-François Ruaud dans sa préface, Garrett y multiplie les clins d’œil aux enquêtes de Nero Wolfe.

En dépit d’une écriture agréable et d’une production très abondante, Randall Garrett n’est pas passé à la postérité. Mais il faut bien admettre qu’avec Lord Darcy, il était en avance sur pratiquement tout le monde. Aujourd’hui, son cocktail uchrono-magico-victorien ferait hausser les épaules, et les lecteurs blasés le rangeraient dans une boîte étiquetée « steam-quelque chose ». Mais le bonhomme écrivait dans les années 60, et il défrichait un terrain largement inconnu[4].

Cette réédition chez Mnémos est un bel objet, pas tout à fait assez lourd pour servir d’arme de crime et défoncer le crâne d'un noble lord dans une bibliothèque fermée à double tour, mais pas loin. Des deux traducteurs qui se sont partagé le travail sur ces onze textes, ma préférence va à Pierre-Paul Durasanti que je trouve un peu plus fluide, mais E.C.L. Meistermann s’en tire honorablement.

Lord Darcy gagne à être connu que vous cherchiez un gros pavé pour meubler agréablement plusieurs soirées, un univers pas tout à fait clé en main pour y balader des joueurs, ou une leçon sur la manière de marier plusieurs genres différents.

Chez Mnémos, 555 pages, 27 €.




[1] Ici, il a été cousu dans un sac et jeté à la Seine par Jean Sans Terre peu après son avènement.
[2] Avec un très amusant Napoli Express qui parodie le Meurtre de l’Orient-Express.
[3] Garrett s’amuse à imaginer que les « rationalistes » qui croient en la science sont le pendant local de nos « occultistes », et fait ricaner ses personnages de ces excentriques qui croient qu’il est possible de traiter la fièvre avec des moisissures, alors qu’un guérisseur autorisé par l’Eglise vous soignera tout ça en un rien de temps.
[4] Je ne suis pas spécialiste de l’uchronie, mais avant, je ne vois guère que De peur que les ténèbres, de Sprague de Camp. Pavane, de Keith Roberts, est légèrement postérieur aux premiers récits de Garrett. (Tiens, ça fait une paire de billets de plus à écrire à l’occasion…)

Commentaires

  1. Ça fait bien envie, dis donc. Il faudra que je voie s'il existe aussi une intégrale en VO.

    Sinon, je te conseille le "Guide de l'uchronie", de Karine Gobled et Bertrand Campeis, chez Actu SF: http://www.editions-actusf.fr/gobled-campeis/guide-uchronie

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    1. L'ensemble de la série est disponible en omnibus en VO, en grand format (0743435486) ou en poche (0743471849). De plus, Michael Kurland a repris le personnage de Lord Darcy dans deux livres : un recueil de nouvelles, Ten Little Wizards (0441800572) et un roman, A Study in Sorcery (0441790925).

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    2. Ah tiens, voilà qui est intéressant. Pas forcément assez pour me pousser à les lire en anglais, mais la survie d'un personnage au-delà de la mort de son auteur est toujours un indicateur de popularité...

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  2. (dans mon cimetière des éléphants, il y a une uchronie avec un point de divergence à peine postérieur, qui aboutit à un empire anglo-français, et ça se jouait huit ou neuf siècles après. Jamais été au-delà des notes, mais j'y ai repensé en lisant Darcy...)

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