Bon,
cela fait beaucoup trop longtemps que je vous promets un deuxième
article parlant du jeu Cartel
et
vous avez sans doute tous oublié de quoi il en retourne. Un lecteur
vous présentait le jeu ici
et je l’analysais sous l’angle du malaise ressenti vis-à-vis
de son système de gestion de la violence dans cet
article, j’y annonçais que j’allais vous parler d’une «
mécanique de jeu […] extraordinaire ».
Alors
on s’accroche à son siège parce qu’on va ouvrir le capot du
système de jeu et parler game-design ! Entrons directement dans le
vif de sujet en citant exhaustivement la mécanique en question, il
s’agit de la règle qui s’applique pour le joueur quand son PJ
veut interroger un PNJ.
Actionné par l’Apocalypse
Les
connaisseurs auront reconnu le format des jeux Powered
by the Apocalypse
(PbtA),
ces dérivés du jeu Apocalypse
World dont
fait partie Cartel.
Il s’agit ici d’une « Action », un jet de dés (Arnaque
est
le nom d’une des caractéristiques des PJs) déclenchée par une
situation spécifique dans la fiction – ici lors d’un
interrogatoire – et qui, en cas de réussite, va donner lieu à un
choix de la part du joueur entre plusieurs options.
En
apparence rien de très différent de l’utilisation de la
compétence Interroger
dans
le cadre d’une partie de l’Appel
de Cthulhu
:
la réussite d’un jet de dés va donner un avantage au personnage
dans la fiction. Mais les conséquences positives d’une action de
Cartel
sont
plus subtiles et plus limitées, le joueur n’obtient pas
directement l’information qu’il recherche mais il va pouvoir
contraindre les réactions du PNJ interrogé et avec elles la
narration du meneur de jeu. Dans Cartel
la
mécanique de jeu ne suffit pas, il reste au joueur un travail à
faire via la fiction pour faire obtenir la vérité qu’il
recherche.
En
trois lignes de descriptions des conséquences d’une action, Mark
Diaz Truman – le créateur du jeu – tranche le nœud gordien d’un
des débats les plus récurrents sur les forums de discussions
consacrés au jeu de rôle : « faut-il introduire une mécanique
gérant les interactions sociales ? » .
Le paradoxe du menteur rôliste
Pour
mesurer l’apport de Cartel,
proposons un détour par deux jeux qui mettent eux-aussi en scène
des interrogatoires en faisant des choix mécaniques radicaux et
opposés…mais qui posent tous les deux des soucis : le GN Entretien
avec un tueur
et
le JdR au nom le plus long du monde (1), Techniques
d'interrogation à l'usage des agents de la fonction publique de la
glorieuse république populaire de Strana
(que
j’abrégerais dans la suite du texte en
Techniques
d’Interrogation).
Dans le premier un psychologue cherche à faire parler un tueur en
série lors d’un long entretien - que les joueurs joueront sans
avoir à recourir à des mécaniques de jeu - dans le second un agent
d’un régime totalitaire cherche à faire parler un suspect lors
d’un interrogatoire dont l’issue est déterminée par un système
de jeu complexe et tactique à base de cartes à jouer.
Commençons
par Entretien
avec un tueur
qui
est un GN minimaliste - deux joueurs, une table, deux chaises, une
camisole de force - reposant sur deux personnages pré-écrits et
cachant beaucoup de secrets. Si l’histoire jouée est celle d’une
lutte tendue pour masquer ou faire cracher la vérité à l’autre,
l’absence de règle forçant les joueurs à révéler les secrets
de leurs personnages peut causer des situations de blocage. Ainsi si
le joueur incarnant le tueur décide de jouer dans l’optique de
cacher jusqu’au bout les secrets de son personnage, il sera très
difficile pour l’autre joueur de le faire parler.
Dans
une situation idéale on pourrait imaginer que ce dernier soit
capable de repérer les mensonges de son partenaire de jeu mais c’est
hautement improbable : dans les fictions policières il est plaisant
de voir des enquêteurs analyser le comportement des suspects,
déceler leurs tics, leurs hésitations, et autres signes révélant
les mensonges. Sauf que le joueur de JdR (ou de GN) est déjà en
train de mentir et de jouer un rôle. Sans soutien de mécaniques
ludiques il est presque impossible de piéger un joueur en observant
son comportement. Cela impliquerait de pouvoir faire la différence
entre des maladresses liées au fait d’incarner un personnage et
d’autres liées au fait de le faire mentir.
Dans
Entretien
avec un tueur
on
ne peut résoudre cette difficulté qu’en adoptant une posture
distanciée de son personnage, en acceptant de jouer pour chercher à
raconter collectivement l’histoire la plus satisfaisante…quitte à
trahir régulièrement et consciencieusement les intérêts de son
personnage.
Techniques
d’Interrogation
est
mécaniquement beaucoup plus encadré. Les joueurs se voient proposer
régulièrement des choix tactiques qui donnent lieu à des
procédures mettant en jeu des éléments mécaniques, des cartes à
piocher qui génèrent des évènements permettant d’influer sur
l’issue de la partie (notamment sur l’inculpation du suspect). Je
n’entre pas dans les détails mais ce système de jeu amène à
prendre de nombreuses décisions pour des raisons purement mécaniques
et n’ayant que peu à voir avec la fiction.
Seule
situation où ce qui se déroule entre les personnages a un impact
sur les mécaniques de jeu : si le joueur incarnant le suspect hésite
trop longtemps avant de répondre, celui qui l’interroge est invité
à tirer une carte supplémentaire avantageant l’interrogateur.
Cela crée une tension et une connexion entre la narration et
l’aspect technique du jeu mais elle ne suffit pas à faire
disparaître le sentiment d’être en train de jouer en parallèle à
deux jeux qui ne se croisent pas toujours de façon satisfaisante :
un jeu de société tactique reposant sur des tirages de cartes et un
jeu d’acteurs où l’on va interpréter un interrogatoire.
Mécaniser la conversation
On
peut finalement faire le même reproche à Techniques
d’Interrogation
et
à Entretien
avec un tueur
(2),
pour fonctionner ils demandent aux joueurs d’adopter une posture
surplombante, éloignée des préoccupations de leurs personnages. Le
joueur de Technique
d’Interrogation doit
penser aux cartes et développer une tactique fondée sur elles,
celui d’Entretien
avec un tueur
doit
avoir en tête des préoccupations de scénariste et s’attacher à
construire une histoire de qualité.
(1)
Vous pouvez vérifier que ce nom est plus long que celui de WITNESS
THE MURDER OF YOUR FATHER AND BE ASHAMED, YOUNG PRINCE! même
s’il est un peu moins classe.
(2) Même si je les utilise ici un peu comme la thèse et l’anti-thèse d’une démonstration, vouées à être dépassées par la synthèse que constitue Cartel, je précise quand même que je conseille d’y jeter un oeil et d’y jouer. Il s’agit de jeux aux idées parfois brillantes et ils valent assurément le détour !
"le JDR au nom le plus long du monde"
RépondreSupprimerhem.
Being a role-playing game on the topic of the High-Flying adventures of Beatrice Henrietta Bristol-Smythe, DBE, daring Aviatrix and accomplished Exploratrix, and her Gentleman Companion, who for a Modest Fee, accompanies Beatrice Henrietta Bristol- Smythe, DBE, when the Occasion warrants her an Escort
Merci pour m'avoir enfin permis de tourner la page avec cette seconde partie ! Ma vie était dénuée de sens et tout était gris, morne, mon regard perdu vers un horizon d'où la partie 2 promise ne semblait jamais apparaître... Et, alors que j'avais abandonné tout espoir et m'apprêtait à commettre l'irréparable (lire Pathfinder, par exemple), cette partie 2 est apparue de nulle part et a tout résolu, comme un Deus Ex Machina de la blogosphère roliste.
RépondreSupprimerBon, blague à part, merci pour cette partie 2. Ca m'a donné envie de relire Techniques ...