Bruno Sachs vs Martin Winckler vs Marc Zaffran

Une fois n'est pas coutume, je vais vous parler d'une trilogie. Sauf que cette saga ne parle absolument pas d'un royaume lointain, ni du destin d'un héros solitaire. C'est tout le contraire. C'est la vie très ordinaire de Bruno Sachs, un médecin malade de trop de médecine. Un médecin qui appuie là où ça fait mal. Un médecin qui ne se cache pas derrière sa blouse blanche et ses mots en latin. Et à ce stade de ma chronique, j'ai perdu déjà un lecteur sur deux.

C'est paradoxal. Le serment de l'ordre français des médecines dit "Admis dans l'intimité des personnes, je tairai les secrets qui me seront confiés. Reçu à l'intérieur des maisons, je respecterai les secrets des foyers." Or Marc Zaffran est médecin. Et il a des choses à dire sur sa corporation. Il s'invente donc un nom de plume (Martin Winckler) puis un alter ego (Bruno Sachs) pour raconter sa pratique. C'est donc une histoire à trois niveaux, comme dans Inception, les rêves en moins. Un médecin réel qui devient écrivain pour raconter la vie d'un docteur fictif. Et forcément, la narration qu'il fait de la vie de Bruno Sachs est lourdement inspirée par l'expérience de médecin de Marc Zaffran. On pourrait croire qu'il trahit son serment, qu'il met un masque puis un autre pour louvoyer. Peut-être. Mais au final, il ne raconte rien de la vie de ses patients, il anonymise toute cette vérité dans la fiction. Ses patients s'y reconnaissent sans doute, mais pour moi, il ne trahit rien. Au contraire, il dit tout haut ce que bien des médecins taisent habituellement. Il décrit la chose médicale de l'intérieur, pointe la connerie du système, montre les petites bassesses du corporatisme.

Il fait ça en trois livres que je ne vous présente pas dans l'ordre de parution mais dans l'ordre de la vie de Bruno Sachs.


Les trois médecins est une réécriture des trois mousquetaires de Dumas à la sauce médicale. Elle raconte quel étudiant Bruno Sachs a été lors de l'année 1974, à quel point il était déjà révolté contre les mandarins de son milieu. Le jeu de la transposition est savoureux : non seulement la vie estudiantine est fondatrice dans la psychologie du personnage, mais Martin Winckler s'amuse à trouver des correspondances modernes à l'oeuvre originelle. Le pire, c'est que j'ai lu le livre sans savoir que c'était une adaptation du célèbre roman. Le déclic s'est produit après plusieurs chapitres, je n'ai pas été très rapide à la comprenette. Le jeu littéraire est loin d'être le seul intérêt du livre, c'est une véritable chronique du monde des amphithéâtres, de la transmission du savoir et de l'esprit de caste. Il y a une énergie juvénile dans ses pages, un sentiment de révolte envers un système qui dès l'enseignement semble bancal.


La vacation est une bombe. Bruno Sachs, jeune médecin, pratique des IVG. Il dit tout de son geste, du bruit de succion de l'appareil au petite manie du personnel soignant en passant par les états d'âme du praticien. Il déballe tout. Les anti-avortements y verront sans doute un livre trop cru qui démontre une pratique barbare. J'y vois plutôt un ouvrage salutaire qui nous met le groin dedans. J'ai toujours pensé que cela ne s'adressait pas à moi, ce truc, que c'était à Elle de s’accommoder avec le cas échéant. Je ne me sentais pas impliqué par le processus, c'était une histoire de nanas. 180 pages plus tard, on a mal au ventre. Pas à cause de la moralité de l'acte en lui-même mais parce que l'on a entraperçu la réalité. La souffrance des femmes. La routine de l'acte médical. Les euphémismes administratifs. En plus, Martin Winckler parle en parallèle de l'enfantement d'un livre, de l'acte d'écrire à la publication. La vacation est son premier roman publié.



La maladie de Sachs
m’a frappé pour la première fois à la télévision. J’étais totalement passé à côté du roman, mais un soir Arte diffusait cette adaptation avec dans le rôle titre Albert Dupontel. Et j’ai regardé Sachs/Dupontel qui pataugeait dans sa médecine de campagne avec pour paire de bottes la déontologie et le respect de la personne humaine.

À ce stade de l'histoire, Bruno Sachs est un médecin installé dans une toute petite ville de province. En plus des consultations à son cabinet, il s’occupe des visites à domicile et il pratique des avortements dans un hôpital voisin. Sachs souffre, et sa maladie a pour nom Médecine. Le roman est une suite de témoignages de ses patients, de sa secrétaire, de ses collègues, des ses amis, de son amante… qui parlent tous du docteur Sachs, en bien ou en mal, et dresse son portrait à travers sa pratique de la médecine, son contact humain, son étrange conception de l’amour et ses principes moraux. C’est un peu la dissection d’un homme vivant.

Avant de lire cette trilogie de Martin Winckler, je limitais le médecin à sa blouse et son Vidal. Son roman m’a permis de passer de l’autre côté du miroir et d’entrapercevoir les dilemmes, les petites concessions, les espoirs déçus et l’amertume qui forment la vie d’un praticien. Délaisser l’aspect immaculé et aseptisé de la blouse blanche pour s’intéresser à la part d’ombre de l’homme-médecin. J’avais oublié qu’il n’est pas seulement une machine à diagnostic.

Martin Winckler a écrit des tas de trucs sur la médecine, sur les séries télévisées et il a même un blog où il écrit plein de choses intéressantes. Il a même écrit un titre dans la série le Poulpe, c'est dire s'il touche à tout. Qui plus est, depuis peu, Marc Zaffran s'est expatrié à Montréal où il travaille sur la formation des soignants. Et c'est tant mieux car cet homme a beaucoup d'humanité à apporter à ce milieu qui oublie bien souvent l'humain.

Commentaires

  1. Je vais finir par croire que vous êtes encore meilleurs quand vous parlez de littérature "blanche" que quand vous parlez de fantasy !
    Tu m'as donné très envie de lire ces trois oeuvres, et particulièrement Les trois médecins dont je ne connaissais même pas l'existence ...

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  2. C'est en effet un bien beau billet. Mais Cédric et moi avons constaté que chaque fois que nous nous écartions des para-littératures, nos billets suscitaient beaucoup moins de commentaires - voir, parfois, récoltaient des coches en "pas intéressant". :) Nous finissions par penser que cela n'intéressait que nous...

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  3. C'est la grand paradoxe de ce blog : on peut facilement crouler sous les commentaires pour un mauvais roman de fantasy et être superbement ignoré pour un billet traitant d'un bon bouquin de littérature blanche. Et comme le silence m'est parfois démotivant, j'ai tendance à ne pas trop parler de mes lectures classiques pour éviter l'indifférence. Mais de temps en temps, je me paye le luxe d'un billet condamné par avance au silence.

    Pour en revenir au travail de Martin Winckler, je le crois très proche de la notion de "care" qui intéresse Philippe.

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  4. Je me hâte de venir vous détromper. Au moins en ce qui me concerne. J'ai été vivement intéressé par cette chronique, au point de décider de faire figurer cette trilogie dans ma liste à lire. J'aurais bien laissé un commentaire pour le dire, j'avais prévu de le faire, mais je craignais que ça n'intéresse personne (ce qui est probable).
    Bon, vous me direz, ce n'est guère plus passionnant s'agissant de mon intention d'acquérir un livre de fantasy.
    Alors, promis, à la prochaine chronique sur de la blanche (et qui m'aurait intéressé), je laisse un commentaire.
    Mais surtout, n'abandonnez pas.

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  5. Promis, nous continuerons à chroniquer sans trop penser à notre Audimat, Arutha.

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  6. Meu oui. Même si je sais que c'est dur de ne pas avoir d'écho sur ses chroniques.

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