En faisant des recherches pour un projet secret, nous sommes tombés sur un site russe de jeux de rôle, www.rolistkaia.ru, l'équivalent russe du Grog. L'un des articles nous a semblé intéressant, et nous en proposons ici - avec l'aimable autorisation des webmasters - une traduction, réalisée en grande partie avec Google.
Nous connaissons tous Piotr Patenko, le génial scénariste de la série télévisée de notre enfance Granitsa 76 (Frontière 76) qui racontait les aventures intersidérales du capitaine Litchenovitch et de son équipage à bord du Nosenko. Nous avons tous tremblé alors qu'ils dérivaient dans l'espace infini à la recherche d'une gisement de stalinium capable d'alimenter le puissant atomico-propulseur ou qu'ils affrontaient les terribles Inostrannyh qui tentaient d'envahir les planètes contrôlées par le Præsidium. Ce que l'on sait moins sur Piotr Patenko, c'est d'où provient cet imaginaire qui a forgé notre science-fiction télévisuelle russe. C'est dans les studios de la mythique Russkino, alors qu'il dirige le tournage du très attendu Tysyachi Solnts (Mille soleils), qu'il a accepté de répondre à nos questions.
Rolistkaïa : Est-il vrai que vous avez vécu aux USA quand vous étiez adolescent ?
Piotr Patenko : C'est exact. Mon père était diplomate et nous avons vécu à New York pendant quatre ans. J'ai débarqué là-bas à l'âge de 11 ans et comme nous n'avions pas le droit de fréquenter des enfants non-russes, j'ai pratiquement eu les yeux rivés sur la télévision américaine pendant ces quatre années. C'est en regardant Star Trek que j'ai appris la grande majorité de mon vocabulaire anglais, ce qui n'a pas toujours été facile pour me faire comprendre les rares fois où j'étais autorisé à parler avec de vrais new-yorkais.
R : On raconte souvent que c'est vous qui avez ramené la première cassette vidéo de La guerre des étoiles en URSS, est-ce également vrai ?
PP : (rires) Non, c'est totalement faux. Pour être franc je n'ai même pas vu ce film tandis que j'étais en Amérique. Ce n'est que bien plus tard que j'ai pu le voir chez un ami qui possédait une copie allemande. En revanche, je crois être le premier à avoir rapporter une boite de Dungeons & Dragons à Moscou.
R : Vous pouvez nous en dire plus ?
PP : Oh, c'est bien simple, quand mon père nous a annoncé que nous devions rentrer au pays, je me suis précipité dans un magasin de la 8e avenue qui débordait de jeux en tout genre. Je crois qu'il s'appelait Game on you ou quelque chose du genre. Je voulais absolument ramener un truc très américain pour impressionner mes amis moscovites. Et sur une étagère, il y avait cette boite étrange, avec un dragon vautré sur un tas d'or, un magicien en train d'incanter un sort avec sa baguette et un guerrier en armure de plates prêt à tirer à l'arc... J'ai tout de suite su que ça allait faire jaser à Moscou si j'arrivais à ramener cette boite avec moi.
R : Et les services diplomatiques vous ont laissé importer un tel objet ?
PP : Le plus dingue, c'est que oui. À l'époque, ça ne m'avait pas étonné, mais avec le recul, je me rends bien compte que c'était un délit qui aurait pu coûter cher politiquement à mon père. Je ne m'explique toujours pas comment la boite a pu passé sous le radar des censeurs. C'était soit une faute d'inattention soit que le fonctionnaire qui l'a regardé ne comprenait pas l'anglais. Mais au final, quand j'ai déballé ma valise à Moscou, la boite était bel et bien là.
R : Avez-vous maîtrisé des parties de D&D ?
PP : Plusieurs parties, même. Mais ça a été compliqué à mettre en place. Déjà, les règles faisaient allusion à des d4, d6. d8, d10, d12 et d20, mais ces dés n'étaient pas vendus avec la boite. Par chance, j'avais vu ces dés bizarres dans la fameuse boutique de jeu sur la 8e avenue, donc je savais à quoi ils ressemblaient. Mais j'ai dû passer des semaines à tailler des dés en bois, et je dois bien vous avouer qu'ils n'étaient pas équilibrés. Mais comme j'en avais qu'une seule série, je les utilisais autant que mes joueurs, donc au final personne n'était désavantagé.
Non, le plus difficile a été de trouver un équivalent slave pour chacune des races du livre de règles. C'est que Tolkien n'était pas publié en Russie, à l'époque. Alors j'ai passé beaucoup de temps à trouver des correspondance entre les créatures de D&D et nos légendes. J'ai dû remplacé les dryades par des aykas, inventer des caractéristiques pour les chichigas, adapter les règles sur les fantômes à nos giozas... Un travail de titan.
R : Mais vous avez fini par lancer votre première partie ?
PP : Oui, mais ça a été très compliqué. Et je ne parle pas de convaincre mes copains de venir dans la datcha de ma grand-mère pour jouer à un jeu américain, ils se seraient battus pour pouvoir jouer avec moi. Non, le plus laborieux a été d'expliquer les règles à mes joueurs. À l'époque, il n'y avait officiellement aucune criminalité en Russie, les crimes étaient des déviances bourgeoises qui ne se produisaient qu'à l'ouest. Mes joueurs ne comprenaient donc pas que l'on puisse jouer un voleur. Être récompensé pour chaque pièce d'or dérobées, c'était impensable. Pareil, un prêtre qui obtenait des pouvoirs en révérant des dieux, comment pouvait-on accepter ça ? Mes joueurs trouvait que D&D était le jeu le plus illogique qui soit.
R : Au final, comment avez-vous fait pour jouer avec eux ?
PP : C'est simple, j'ai dû réécrire les mécanismes de jeu pour qu'ils collent à notre réalité de l'époque. Ainsi je ne distribuais pas de points d'expérience à la fin du scénario, je donnais au début de la partie des objectifs de points d'expérience à atteindre. Je leur disais « Dans ce donjon-là, vous devez accumuler 2 500 XP, sinon vous n'augmenterez pas de niveau ».
R : Vous étiez donc un MJ très exigeant ?
PP : MJ ? De mon temps, on disait plutôt Premier secrétaire, vous savez. Mais oui, j'étais strict, mais c'était pour mieux les motiver dans une saine émulation. Je me souviens d'un des mes joueurs, Alekseï S., qui en l'espace d'un seul scénario a obtenu 14 fois le quota prévisionnel de points d'expérience que j'avais fixé. Il est monté de 6 niveaux en un seul donjon, c'était extraordinaire. Lors de la partie suivante, ils voulaient tous rééditer son exploit et se donnaient à fond.
R : Et quel genre de scénarios faisiez-vous jouer ?
PP : C'est loin, vous savez. Trente ans... J'ai le souvenir d'avoir imaginé un empire vaste et uni dont les joueurs incarnaient les défenseurs. Ils luttaient contre les menaces comme des accapareurs qui tentaient de spolier le peuple. Des monstres horribles traversaient les frontières, grimpaient en haut de la muraille isolant le pays et menaçaient l'empire de manière insidieuse. C'était épique. Des fois, les joueurs devaient enquêter dans un village suite à une dénonciation, c'était plus subtil. Je ne sais pas trop où j'allais chercher tout ça.
R : Pour terminer, avez-vous pratiqué d'autres jeux de rôles par la suite ?
PP : Arf, non. En 1984, un de mes joueurs a rapporté d'Amérique un autre jeu intitulé Paranoïa. Dans ce jeu-là, il n'y avait aucun imaginaire, les joueurs ne pouvaient pas s'évader du train-train quotidien en jouant des aventures incroyables. C'était comme nous incarner nous-même et vivre nos vies ordinaires. Ça m'a vraiment déçu du jeu de rôles et j'ai arrêté de jouer à cette époque-là.
Fascinant. Merci.
RépondreSupprimerLes pauvres. Ils n'ont pas pu jouer avec Paranoïa alors que c'était vraiment excellent.
Super instructif. J'aime tout particulièrement l'anecdote de la difficulté à faire jouer des criminels : le crime ne paye pas.
RépondreSupprimerMerci pour ce témoignage
C'est surréel.
RépondreSupprimergénial cet article! Pour l'anecdote, je faisais des aller-retour entre ici et Madagascar, et pour les gens là-bas, c'était tout simplement surréaliste d'apprendre que nous avons autant de temps pour nos loisirs coûteux!
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerScandaleux de ne pas apprécier Paranoïa !
RépondreSupprimerPour un peu je m'y serai laissé prendre ce matin.... Là j'ai vu la cible du lien russe. :)
Génial !
RépondreSupprimerJ'ai tout gobé jusqu'à Paranoïa, c'est navrant.
Merci à celles et ceux qui ont lu l'article en entier.
RépondreSupprimerPour la petite info, la photo de Piotr Patenko est en fait celle d'un spin doctor de la Maison blanche.
J'espère que les informations présentées dans cet article seront prochainement reprises sur Wikipédia.
j'ai haussé un sourcil au "réalisée en grande partie avec Google."
RépondreSupprimerpuis la description des "objectifs de partie" m'a rapellé la date du jour ...
huhuhu
Joli poisson...
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