Chroniques de Jérusalem



Cette année, le Québec est fier : c'est un petit gars de chez nous qui vient de gagner le prix du meilleur album à Angoulême. La classe ! Surtout que la BD au Québec, c'est un peu comme le rap à la Bourboule : on ne peut pas dire que ça soit tendance. Alors qu'un gars d'ici gagne Angoulême, c'est énorme. Et puis en creusant un peu, on se rend compte que Guy Delisle ne vit plus au Québec depuis plus de 20 ans. Non pas que ça soit une tare, mais le Québec le fête soudainement comme une fierté nationale alors qu'il n'a jamais pu vivre de son art dans son pays d'origine. Tel Yannick Noah qui était camerounais quand il perdait et français quand ils nous rendaient fiers, Guy Delisle est un expatrié la plupart du temps et un québécois quand vient le moment de gonfler notre jabot.

Et donc Guy est marié à Nadège, qui bosse pour Médecins sans frontières. Quand elle part à l'autre bout du monde pour tenter de soigner les bobos de la guerre, il l'a suit avec les enfants. Et en 2008-2009, Nadège est partie recoller les nombreux pots cassés dans la bande de Gaza et les environs. Alors Guy et les enfants se sont retrouvés dans un appartement de Jérusalem-est, dans un quartier arabe triste et sale. Et ce gros pavé de plus de 300 pages raconte ces 12 mois d'expatriation. Entre misère palestinienne et schizophrénie israélienne. Guy raconte le micmac culturel constant qui prend au quotidien des dimensions folles. Le partage du territoire. La coexistence quotidienne. Le rejet. Les prophéties débiles. La magie millénaire de la cité. On danse en permanence entre des anecdotes sur la petite vie hiérosolymitaine (comme quoi la BD permet aussi d'apprendre de nouveaux mots) et la folie martiale de cet univers carcéral où ce mur bloque tout espoir. Stress du check-point. Colons juifs qui visitent le zoo avec un fusil d'assaut en bandoulière. Juifs laïques qui essayent de contrebalancer l'implacable déraison orthodoxe…. On y est. Quand Gaza croule sous les bombes israéliennes, Guy n'est pas en train de jouer les Hemingway : il est là, paumé, et son quotidien est horriblement et nécessairement ordinaire.


Car Guy ne se présente pas sous son meilleur jour. Il ne comprend pas toujours les enjeux, commet des impairs et craque à l'occasion quand les situations deviennent intenables. Et c'est très rassurant. Visiblement peu croyant, il est quand même fasciné par l'aura mythique de la cité sans être dupe des petitesses confessionnelles de tout ce petit monde qui prêche la paix et est prêt à tuer son voisin pour y arriver à SA manière. Mais il apprend les règles du jeu local, mesure l'étendue de la fracture entre les communautés et acquière un certain détachement nécessaire vis-à-vis de cette impasse monstrueuse. Les rares gags sont encore plus précieux du fait que les anecdotes glaçantes reviennent plus souvent qu'à leur tour. Du point de vue intime, la femme de Guy est rarement présente (car en mission), c'est une histoire d'absence. Les rares fois où elle est à la maison, c'est pour décompresser alors que Guy voudrait sortir de sa logique d'homme au foyer. C'est intéressant sur la dynamique interne des expatriés qui vivent ce genre de vie sous tension.

Un très beau prix d'Angoulême, donc. Humain. Dépaysant. Informatif. Authentique. Je vais pouvoir vivre les autres voyages de la famille Delisle en Birmanie et en Corée du Nord via les autres albums en espérant que Nadège retournera en mission et que Guy et les enfants la suivront dans des ailleurs aussi déroutants. Parce que ça donne de la très belle BD québéco-franco-pas-de-chez-nous.

Commentaires

  1. J'aime beaucoup son travail de "témoin ordinaire", une belle série de BD.

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  2. Chronologiquement, c'est :
    - Shenzen
    - Pyongyang
    - Chroniques Birmanes
    - Chroniques de Jérusalem
    Pour les deux premiers, Guy Delisle se déplace pour son boulot, pour former des animateurs dans le cadre de productions délocalisées. Il n'est pas père au foyer, mais expatrié célibataire, et il a donc un regard sur la vie professionnelle en Corée du Nord et en Chine.
    Nadège, les enfants, MSF, tout ça apparaît dans Chroniques Birmanes, et j'ai été frustré de son rôle passif dans ce volume, le moins intéressant de ses voyages selon moi.
    Par contre, il retrouve un équilibre et une justesse de ton dans Chroniques de Jérusalem, qui est un vrai régal.

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  3. Merci pour cette remise en contexte chronologique, Philippe.

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