Ecris tous les jours.
C'est ce qui est marqué sur la couverture de ce cahier. Je me suis réveillé ce matin, impossible de me souvenir de ce que j'avais fait la veille. J'ai ouvert mes emails. J'en avais reçu un d'une personne qui s'appelle Cédric. Elle dit être mon ami. Cédric m'explique que j'oublie tout, chaque jour, et que je dois écrire pour me souvenir. Cédric m'explique que je blogue, sur HuMu, mais quand je regarde le blog, mon nom n'apparaît presque jamais. A moins que Benoit ne soit mon nouveau pseudo ? Mais non, je ne crois pas, cette autre personne parle de choses dont je sais que j'ignore tout. Sur quoi dois-je écrire ? Cédric m'explique que je blogue sur les livres que je lis. Je lis, j'écris ce qu'ai lu, j'oublie que j'ai lu, et j'oublie que j'ai écrit.
Je me suis arrêté d'écrire. Quand je l'ai vu, mon coeur a bondi d'amour. Je la connais ? Elle me dit qu'elle est mon épouse, et qu'il faut que je couche nos enfants. Est-ce vraiment moi le père d'enfants aussi beaux et gentils ? Une de mes filles a fait un petit caprice, mais je ne lui en veux pas. Et de toutes façons, demain, j'aurai oublié. Ma femme m'appelle. Elle dit que j'écris trop. Mais sinon, comment me souvenir ?
J'ai une belle cravate
mais je ne me rappelle pas l'avoir mise. Comment suis-je arrivé ici ? Je ne me rappelle pas. Je suis dans un grand bureau, et beaucoup de gens en costumes et en tailleur parlent très vite, et tapotent sur leurs ordinateurs ou leurs téléphones. Ils ont tous l'air de faire des choses importantes, mais quand je regarde ce qu'ils font, ils sont juste en train de colorier des cellules de tableau ou de déplacer des listes à puces. Parfois, ils se mettent en colère et parlent encore plus fort. J'ai lu ce que j'avais écrit hier, et je préférerais être avec ma femme et mes enfants. Quelqu'un qui postillonne est venu me parler très fort. Il veut un compte-rendu de la réunion d'hier. Il a dû lire quelque chose dans mes yeux, il s'est mis à bafouiller et a tourné les talons.
Aujourd'hui, j'ai lu
Un livre qui a parlé à ma tête et mon coeur. C'est l'histoire d'un soldat romain, Latro, qui a le même problème que moi. Il a combattu dans l'armée perse, sous les ordres de Xerxes, et a été blessé à la bataille de Platées contre la coalition menée par Athènes et Sparte. Mais ce ne sont pas ces noms que l'on trouve dans le livre. Athènes s'appelle "Pensée", Sparte s'appelle "Corde", et il faut faire un effort pour retrouver tous les noms classiques derrière les termes "Ile de Face Cramoisie" (Péloponnèse), "Colline" (Thèbes), "Pays-du-Fleuve" (Egypte), ... C'est parce que Latro parle en grec et écrit en latin, et tente de traduire tous les termes qu'il entend. Les dieux aussi sont plus ou moins difficiles à reconnaître, et il y en a beaucoup car Latro les voit et leur parle. Il écrit tous les jours ce qu'il voit, mais parfois il oublie d'écrire, et d'autres fois il omet des détails. Même lui, quand il se relit, il ne comprend pas tout. Il ne ment jamais, mais le regard qu'il porte, neuf, tous les jours, sur son entourage, sur ses amis, comme la délicieuse petite Io, crée un récit en ellipses, dont l'apparente simplicité - Latro écrit comme moi, toujours au présent - cache en fait une structure complexe.
C'est en fait trois livres
Je n'avais pas remarqué, mais dans cette belle édition, c'est en fait trois livres que l'on trouve. Soldat des brumes raconte les voyages de Latro en Grèce, ballotté entre les camps et entre ceux qui tentent de l'utiliser. Soldat d'arêté raconte son expédition en Thrace, son retour, et les nouveaux complots politiques dans lequel on tente de l'impliquer. Ce deuxième récit s'arrête brusquement, puisque Latro se sépare de son manuscrit, et que celui-ci ne peut évidemment contenir ce qu'il advient ensuite. Soldat de Sidon est un troisième manuscrit, qui reprend l'histoire plusieurs années après, et raconte le voyage de Latro en Egypte. Je m'arrête là, je viens de recevoir un email de Cédric. Il me dit que je dois écrire d'autres textes, que je suis en retard. J'ai oublié. Mais je me demande si Cédric est vraiment mon ami : est-ce qu'on est aussi exigeant quand on est l'ami de quelqu'un ? Un ami, il pardonne des faiblesses. Je crois que Cédric attend quelque chose de moi. J'écris ici que je me méfie de lui, et je vais souligner en rouge pour relire ce passage.
Date de tombée
Je dois pantoute accraire ce que j'ai écrit hier, asteur Cédric chu ben chum avec lui. Je dois pas être gripette, et faire ce qu'il me dit. Une date de tombée, faut la respecter !
Hier j'avais une drôle d'écriture
Alors j'ai relu d'autres articles de moi pour comparer. J'ai vu que j'avais lu et aimé un autre cycle de Gene Wolfe, l'Ombre du Bourreau. C'est fascinant comme les deux oeuvres se répondent. Alors que Latro oublie, Sévérian se rappelle de tout. Latro écrit au jour le jour, Sévérian à la fin de sa vie. Latro ne ment pas mais omet des choses, Sévérian manipule le lecteur pour se mettre en valeur. Dans les deux livres, il y a une histoire derrière l'histoire, et c'est le lecteur qui relève les indices qui lui permettent de suivre ces deux niveaux de lecture. Mais là où Sévérian évolue dans un futur très lointain, c'est dans le passé que vit Latro, et les clés pour comprendre se trouvent dans de nombreux ouvrages d'histoire et de littérature classique. Je vais écrire ici que je dois lire Hérodote et plein d'autres textes, je pourrai alors découvrir encore beaucoup de choses dans cette oeuvre magnifique, à la fois simple et complexe.
J'avoue que ça donne envie. l'aspect Memento en jupette me bloque un peu mais je vais essayer
RépondreSupprimerMerci
Yann
Je précise que à part l'amnésie antérograde commune aux deux personnages principaux, il n'y a rien de commun avec Memento : l'intrigue ne remonte pas le temps, le but n'est pas de comprendre l'origine de l'amnésie (point sur lequel on n'aura d'ailleurs aucune information) ou de quoi que ce soit d'autre. C'est un récit, toujours au présent, d'un voyage dans l'Antiquité, d'un personnage balloté par les événement. Et comme à l'époque on ne voyageait pas très vite, l'intrigue avance au même rythme.
RépondreSupprimerMarrant, mais j'ai trouvé touchant ce post... Gene Wolf, ouais, whatever, ok, mais je veux bien plus de posts dans cette veine là M. Fenot
RépondreSupprimerMerci, je tâcherai d'être plus régulier :)
SupprimerMais si tu as aimé le style, tu devrais jeter un coup d'oeil sur le livre, dont ce billet est un pastiche.