Sombre est un jeu de rôles édité sous la forme d’un fanzine
par Johan Scipion via une association : Terres Étranges.
Sombre est donc particulier à plus d’un titre :
- il se vend un peu sous le manteau en contactant directement l’auteur ;
- c’est un jeu qui évolue grandement au fil des numéros (il
y a en actuellement 3) ;
- on n’y incarne pas des héros comme habituellement en jeu
de rôles, mais des victimes dans un film d’horreur. Il y a de grandes chances
que la partie se termine sur un TPK (total party kill, soit la mort de tous les
personnages).
Sombre 1
Et pour être franc, j'ai détesté ce jeu lors de ma première
lecture de Sombre 1. Je l'ai oublié dans un coin sans réellement en terminer la
lecture.
Il faut savoir que Johan poste très régulièrement des comptes-rendus (CR) de ses parties, et leur lecture me donne toujours une patate pas possible. Du coup
mes attentes étaient immenses avant la lecture. Et j’ai trouvé qu'il y avait un
trop grand écart entre l'enthousiasme communicatif des CR de Johan et la simplicité
du jeu. Ça me semblait impossible de reproduire son expérience ludique avec ce
que je lisais. Du coup, j’ai mis le livre en punition dans ma ludothèque sans y
repenser pendant des mois.
Et puis un soir de désœuvrement, j'ai regardé The Descent 2 (qui est
si mauvais comparé au premier) et je me suis dit "Faudrait faire jouer ce
genre de scénario. Sombre ? Ouais, mais non. Enfin, pourquoi pas,
faudrait que je retente." Et en relisant Sombre 1, j’y ai vu des choses
qui m’avaient échappé en première instance.
Bon, niveau règles, je trouve que ça tourne, mais c'est quand même expliqué en dépit du bon sens, par moment. On utilise dès le départ des notions de jeu qui sont expliquées
plus tard, c'est pas la joie. Mais c'est simple. On jette un d20 sous deux caractéristiques (Corps et Esprit),
il y a de l’attrition pour bien mettre la pression et des petites cartes pour
nous aider à interpréter le personnage. Ça fait le tour de la question. Je n'aime pas certains trucs (il faut le talent
Tir pour tirer), je trouve que c'est un peu trop souvent au bon vouloir du MJ,
mais le système génère du stress et simule très bien son ambiance. Y'a bon.
Le scénario de base, maintenant. Je pense que ce qui m'a gêné lors de ma
première lecture, c'est que c'est vendu comme un scénario de zombies alors
qu'ils ne sont qu'un prétexte à un huis-clos psychologique. Du coup je trouve
qu'il y a un peu tromperie sur la marchandise. Et je le trouvais très cliché,
ce scénario. Mais maintenant que je l'ai lu in extenso, je comprends mieux les
intentions de Johan. Ce n'est pas tant cliché qu'efficace. Car il faut savoir
un truc avec Johan : il ne publie un scénario qu’après l’avoir fait jouer
des dizaines et des dizaines de fois. Jusqu’à la centaine, des fois. Il me fait
penser à Benedict dans Ambre, qui voyage d'ombre en ombre pour étudier des
batailles en faisant à chaque fois varier un détail pour comprendre son importance stratégique. Dans le cas de Sombre, le lecteur a sous les yeux le
résultat final, la version la plus aboutie : l'auteur explique à tout bout de champ
comment ça s'est passé lors de ses multiples séances de jeu. Le MJ a très peu
de chances de se retrouver dans un cul-de-sac car les scènes problématiques ou
les idées à la con des PJ sont désarmées par l'expérience de Johan qui te
rassure : "Te bile pas, j'ai
fait jouer ça 127 fois, ils ne font jamais ça".
Par contre, Sombre est taillé sur mesure pour Johan. Il a sa manière
bien à lui d'animer une partie de Sombre. Et pour que ça tourne, j'ai
parfois l'impression qu'il est volontairement dirigiste. Ce n'est pas un
défaut, mais on est dans un cadre ludique vraiment différent du "Jetons les dés pour voir où ils nous mènent".
Je me plante peut-être, mais même quand il raconte ses parties en création
partagée, j'ai l'impression qu'il a assez vite une idée en tête et qu'il fait
tout pour que la table aille dans ce sens. C'est normal, les parties sont
courtes, il ne veut surtout pas s'enliser, c'est direct. Je comprends le côté
assez inéluctable de la mort des personnages dans un jeu qui reprend les codes
des films d'horreur, mais en lisant Sombre 1, je me suis rendu compte que
c'est un peu trop scripté à mon goût. L'efficacité du jeu se fait au détriment
de la liberté des PJ. Ça se sent dans la rédaction du scénario qui est parsemé
de "S'ils font ça, mauvaise idée, ils clamsent." Ça passe sans doute super bien quand on joue
à Sombre, mais là, en regardant comment ça se passe en cuisine, je suis un
brin crispé par la manière dont c'est réalisé. Car Johan ne triche pas :
il joue sans écran, c’est du jeu de rôles WYSIWYG. S’il a de la chance aux dés,
tout le monde peut y passer rapidement. Mais à l’inverse, si les joueurs ont du
pot, ils peuvent s’en sortir.
Sombre 2
Le deuxième numéro de Sombre débute par un scénario
indirectement inspiré par Cube et Battle Royale et propose un truc encore
plus dérangeant pour les rôlistes traditionnels : ils vont se battre les
uns contre les autres car le scénario ne peut bien se terminer que s’il n’y a
qu’un survivant. C’est donc 1 heure assez sanglante où il ne faut pas faire de
sentiment pour sortir gagnant. On n’est pas là pour faire du drama à la Hunger
Games : ça doit charcler, et vite. Mais ce qui me plait le plus, c’est que
Johan introduit un principe auquel j’avais également pensé dans mon coin :
quand un personnage meurt, son joueur quitte la table de jeu. Si bien qu’il n’y
a que le dernier survivant qui connait le fin mot de l’histoire. C’est un peu
vicelard, mais ça donne une motivation de plus aux joueurs pour essayer de s’en
sortir.
Par la suite, Johan propose des règles simplifiées pour
jouer à Sombre. Ça parait un peu étrange, comme idée, de prime abord, car le
jeu de base n’est pas particulièrement compliqué, mais ça répond à un besoin
réel de Johan : être capable de faire jouer à Sombre pendant des parties
de 20 minutes, explication du jeu comprise. Car le bougre est joueur :
vous l’invitez à faire une démo dans une bibliothèque de quartier avec des gens
qui ne savent pas ce qu’est le jeu de rôles, et il débarque pour massacrer des
personnages à la chaîne. Et très étrangement, je trouve que les règles
simplifiées sont encore plus efficaces que les premières. Pour une scène ou
deux qui doivent foutre la trouille et donner une idée du jeu de rôles, c’est
parfait. Les joueurs plus expérimentateurs peuvent même essayer de rejouer le
même scénario plusieurs fois en s’essayant à différentes tactiques, la
rejouabilité est là. Du coup l’excuse « Ben non, on n’a qu’une heure
devant nous, on va pas faire un jeu de rôles » ne tient plus : il est
possible de s’amuser rapidement.
Les règles allégées sont d’ailleurs livrées avec un scénario
dédié à base de GI qui se fritent avec des loups-garous pendant la Seconde
guerre mondiale. On est direct dans le bain : pan-pan t’es mort, ah non merde,
il se transforme, aaargh… C’est là que Sombre démontre un autre de ses aspects
intéressants : c’est un jeu pratique pour s’échauffer. Car en jeu de
rôles, on s’assoie et on joue sans préparation. Et des fois, on se claque
bêtement un muscle de l’imaginaire. On n’a pas encore totalement décroché de la galère qui nous est arrivé au bureau,
ou alors on a en tête un truc familial qui nous empêche d’être totalement dans
le jeu. Avec une partie qui se torche en 20 minutes, Sombre fait un excellent
sas de décompression entre les tracas de la vie et le temps de jeu. Un joueur
est en retard ? Blam, on met en place un petit Sombre rapidos. On a finalement
plus de temps que prévu ? Alors on fait un truc comme au cinéma : le
double feature. Genre une première partie de Sombre allégée, en 20 minutes
(comme un court-métrage) puis on enchaîne avec un autre scénario Sombre, plus
ou moins long selon le temps disponible. Comme Death Proof et Planet Terror de
Tarantino et Rodriguez.
Sombre 2 propose également des réflexions de Johan sur le
genre horrifique et ses sous-genres. Car ça fait 20 ans que le bonhomme fait
vivre son jeu et qu’il regarde des films qui foutent la trouille. Disons que ce
n’est pas comme s’il n’avait qu’une partie de Chill il y a 25 ans : il a
roulé sa bosse dans les lovecrafteries et les trucs louches comme Kult. Ce
type-là a mis en scène la mort de plusieurs milliers de personnages, au
flingue, à la tronçonneuse, avec une dague maudite ou à coups de griffes. Son
expérience n’est pas un argument d’autorité : il sait ce qu’il fait. C’est
un professionnel. Et il vous propose de faire pareil chez vous, à votre table
de jeu. Car pour s’amuser à Sombre, il n’est pas nécessaire d’avoir sa
connaissance encyclopédique du slasher brésilien ou d’être capable de citer les
titres des films de Romero dans l’ordre chronologique. On a tous vu un Freddy,
on sait le comportement qui est attendu de la blonde pulpeuse qui hurle et
court se réfugier dans un placard. Pas besoin d’avoir été biberonné au Mad
Movies depuis l’enfance : c’est un genre qui est facile d’approche. Et qui
peut se révéler diablement varié quand on se penche dessus : il y a assez
de matière pour faire jouer plusieurs fois à Sombre sans utiliser deux fois la
même ambiance.
Pour finir ce numéro, un décor à la Lovecraft est proposé en guise d’ambiance originale. Et pas du post-apo mais de l’apo :
Cthulhu s’est réveillé, la Terre fait son dernier tour de piste avant d’y
passer. Sachant que les rôlistes passent leur samedi soir à empêcher la fin du
monde, ça fait du bien d’imaginer le pire et d’en faire un décor de jeu pour y
massacrer des humains perdus. Exit l’Appel de Cthulhu coincé dans ses années
20, c'est une ambiance à gros déploiement comme on en voit peu en DVD.
Sombre 3
Ça commence avec un scénario à la Alien. Blam, dans 15
minutes le vaisseau va exploser, et y’a quelque chose de vilain et de chitineux
dans les coursives. Hyper efficace, ce scénario est à mon goût le moyen le plus
simple de faire connaissance avec Sombre car il contient des personnages
pré-tirés qui sont dans une situation classique qui vient nous chercher. Pas de
bla-bla, ça va droit à l’essentiel. Et toujours une tonne de conseils de Johan
qui connait ce scénario sur le bout des doigts et qui peut pratiquement vous
prédire ce que vont faire vos joueurs. C’est limite s’il ne peut pas anticiper
les répliques.
Ensuite, c’est un très long chapitre sur la mise à jour du
système d’avantages/désavantages. C’est là qu’on voit que
Sombre est une mécanique de précision : tout est pesé, calculé, rien n’est
laissé au hasard. Chaque truc a été testé, modifié, retesté : ce qui nous
est présenté est le fruit de cette maturation par l’expérience. Et en plus
Johan explique ad nauseum comment il utilise ses avantages/désavantages à la table de jeu,
et prévient le MJ sur les abus possibles ou les pièges narratifs. Cette aide de jeu est complète, du coup elle donne peut-être l'impression que ce numéro de Sombre est moins sexy que les précédents, mais en terme de valeur de jeu pour le MJ, ça vaut son pesant de cacahuètes. Car à Sombre, on n'achète pas un supplément de contexte qui tire à la ligne, on a accès à un condensé d'expérience johanesque. La lecture de ce chapitre vous équipe donc pour que vous soyez serein quand viendra le moment de mettre votre casquette de MJ à Sombre.
Conclusion
Johan est à l’opposé de moi dans le spectre
rôlistique : il est un peu monomaniaque (je papillonne sans cesse) et il
ne vit que par le test (je ne fais jamais jouer mes créations). Et pourtant
Sombre me parle. Parce que quand il n’y a personne à la maison, je m’enfile des
films gore ou flippant sur Netflix. Parce qu’il est passionné parce qu’il fait
et que ça transparaît dans chaque ligne de Sombre. Et c’est communicatif. Alors
oui, c’est un jeu qui parle tout le temps au je, car c’est son jeu, son
expérience, son point de vue, son vécu… Les éditeurs nous font écrire des
livres sans je sans nous, lui fait tout le contraire. Comme pour plein de
choses, en fait. Il nage à contre-courant. Il déconstruit le jeu de rôles, joue
avec des formats à l’opposé de nos habitudes, éradique les personnages au lieu
de les glorifier. Ces scénarios sont dirigistes, ses joueurs n’ont aucune
latitude narrativiste en cours de partie. Mais Sombre nous force à sortir de
notre zone de confort. Indubitablement.
Je sais déjà que je vais acheter Sombre 4 et les suites car
je trouve ça vraiment plaisant de voir évoluer le jeu. J’attends une chose du
prochain numéro du fanzine : que Johan explique sa méthode de création
collective de décor. Car il en parle souvent dans ses CR : il s’assoit à
une table, discute avec les joueurs et ils décident collectivement de
l’ambiance, du genre et de l’accroche du scénario. Parc d’attraction abandonné
hanté par un clown maléfique, expédition perdue qui part en vrille, soirée
costumée qui bascule dans l’horreur… Tout ça est décidé en groupe, en fonction
des idées de chacun. Y’en a un qui dessine un plan, un autre qui a une idée de
personnage, un dernier qui trouve un titre accrocheur…
J’aime l’idée de soutenir l’indépendance éditoriale de
Johan. Car non seulement il fait évoluer sa création sans écrire de livre à
secrets ou en démultipliant les options de jeu, mais en plus il fait de
l’initiation au jeu de rôles à la volée. Il joue avec plus de joueurs
différents en un an que moi dans ma vie. Et pour chaque euro que vous donnez à
Terres Étranges, Johan tue un personnage en riant comme à la fin du clip de
Thriller.
La feuille de perso de Sombre en dit beaucoup sur le jeu.
Les règles sont accessibles gratuitement pour se donner une idée. Mais encore une fois, ce qui fait le sel du jeu, c'est les commentaires et les conseils.
Et pour montrer que Sombre n'inspire pas juste Johan, voici deux autres décors écrits par d'autres MJ de Sombre. Cthulhu DDR est un décor qui mélange Allemagne de l'est et tentacules. Millevaux est un post-apo forestier.
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