Épisode 24
Numéro 140 de la collection
« Fantastique / SF / Aventure », 1985 (la première édition française est de 1934).
Prologue :
il était une fois… « les quatre indomptables »
Je vous ai déjà parlé de Dennis
Wheatley à l’épisode 8. En bon romancier populaire, cet excellent homme multipliait les séries. Sa
première a été celle des « Mousquetaires modernes », un groupe
d’aventuriers modelés sur les héros de Dumas, transposés au XXe siècle.
La fine équipe se compose de :
• Le
duc de Richleau est un aristocrate français âgé d’une soixantaine d’années.
Ancien soldat de fortune, explorateur, un peu occultiste, collectionneur et
doté d’un impressionnant réseau de contacts dans toute l’Europe, il est en exil
à Londres, et les autorités françaises le recherchent encore pour tentative de
coup d’État monarchiste, aux heures joyeuses de la Belle époque. On aura
reconnu Athos.
• Simon
Aron, sujet britannique, financier cachant une intelligence redoutable et
une volonté de fer sous des apparences frêles, est le double d’Aramis, jusque
dans sa petite faiblesse pour les dames (incidemment, glisser un héros juif
dans des romans « grand public » était semble-t-il un geste
audacieux, en ce début des années 30).
• Rex
van Ryn, riche dilettante américain, colosse jovial, casse-cou impulsif,
baroudeur et pilote d’avion à ses heures, est évidemment Porthos.
• Enfin, Richard Eaton, honorable gentleman-farmer britannique aux talents
multiples, est un d’Artagnan plutôt plan-plan, mais faut quand même pas le
chercher. Son épouse Marie-Lou,
connue de l’état-civil comme la princesse Marie-Louise Héloïse Aphrodite
Blankfort de Catezane de Shulimoff Eaton, est le cinquième membre du quatuor, et pas
le moins dangereux.
Sous sa forme définitive, la chronique
de leurs exploits compte onze volumes et balaye toute la période comprise entre
les années 1890 et les années 1960. Si l’on s’en tient à l’ordre de parution,
en revanche, la série s’ouvre sur Territoire
interdit (1933) ; il est suivi des Vierges
de Satan (1935) ; d’un titre inédit en français qui se déroule pendant
la guerre d’Espagne ; puis d’Étrange
conflit (1941).
À
quoi bon s’emmerder avec une série où l’auteur n’est même pas capable de donner
un nom français crédible à son héros ? Non mais, Richleau, je vous jure...
Il se trouve que si Wheatley avait des
difficultés avec l’orthographe française, il ne s’est jamais laissé arrêter non
plus par les barrières de genre. Territoire
interdit est un pur roman d’aventures. Les
Vierges de Satan et Étrange conflit
dosent occultisme, enquête et action dans des proportions variables. La
composition de ces cocktails s’avère riche d’enseignements.
Quant aux titres inédits en français,
on y trouve apparemment des histoires de détective, de l’espionnage, des récits
de guerre, etc. Je signale en passant aux anglophones que les huit volumes
manquants sont disponibles pour liseuses, dans la plupart des formats.
Bref, ce prologue étant évacué,
revenons à Territoire interdit.
En
deux mots
Début 1933. Rex van Ryn a disparu. Aux
dernières nouvelles, il était en URSS, faisant on ne sait quoi d’improbable et
dangereux. Il fait parvenir un appel au secours codé à Richleau qui, accompagné
de Simon Aron, part immédiatement à sa recherche, d’abord à Moscou, puis au fin
fond de la Sibérie.
Il leur faudra presque trois cents
pages pour en revenir, au terme d’un itinéraire jalonné de fusillades et parsemé
de cadavres d’agents de l’OGPU (l’ancêtre du KGB), le tout égayé par des scènes
et des dialogues qui semblent parfois sortir d’Amicalement vôtre. Ainsi, après une rude bagarre, le duc explique à
l’un de ses jeunes amis comment faire lâcher prise à un adversaire… sans
oublier d’employer un impeccable imparfait du subjonctif. Non mais, on n’est
pas chez Malko Linge, ici.
Pourquoi
c’est bien
Vous allez dire que je me répète, mais
je n’aime pas le pulp.
Je suis client, en revanche, pour de
bons romans d’aventurse bien construits où l’auteur prête un minimum d’attention
à la réalité et à la logistique, et évite de rendre ses héros indestructibles.
Quand on voit le CV des quatre néomousquetaires, on se dit qu’aucun univers ne
pourrait supporter leur poids sans voler en éclats…
Sauf qu’on se rend compte dès la
première fusillade que
1) l’avantage des écrivains ancien
combattants, c’est qu’ils peuvent décrire une escarmouche avec un minimum de
réalisme ; et que
2) les héros qui prennent des balles morflent. Trois héros solidement
retranchés contre douze agents de l’OGPU à découvert ? Des morts chez
les Russes, mais deux blessés chez les gentils, qui sont obligés de se terrer
plusieurs jours, le temps d’être à peu près remis.
En définitive, même si ce sont des
héros servis par une chance insolente, ils souffrent et ont parfois du mal à s’en
tirer.
Je vais passer rapidement sur
l’histoire elle-même, où l’on croise une actrice russe survoltée, des
« guides de l’Intourist » sournois, des agents de l’Intelligence
Service sous couverture, le Transsibérien, le trésor d’un prince en exil, une
installation militaire secrète, des catacombes pleins de moines momifiés, un
méchant qui vient ricaner sous le nez de nos héros sur le thème « vous
serez fusillés demain à l’aube ». Bref, tout ce qu’il faut, là où il faut.
À mon avis, le point le plus
intéressant du roman est l’URSS, cadre gravement sous-exploité en jeu de rôle.
Wheatley s’était certainement documenté
autant que faire se pouvait, et il a essayé de produire quelque chose
d’équilibré plutôt qu’un Tintin au pays
des Soviets. Donc, certes, il y a la misère, la police secrète, des
dénonciations, des disparitions et des exécutions sommaires, mais aussi, à
l’autre bout, une société modernisée et des idéaux pas si abominables, en fin de compte (et portés par un personnage de
communiste sincère).
Je suis bien certain que cette Union
soviétique ferait hurler un historien moderne, mais elle fourmille de détails
et de notations qui sonnent juste.
Que demander de plus à un romancier ? Et puis, à la décharge de Wheatley,
en 1933, il devait être difficile de prendre la mesure exacte d’une société
totalitaire, on manquait encore de références sur la nature de ces monstres-là.
Pourquoi
c’est lovecraftien
« Il n’y a pas de Profonds
ici. »
Pourquoi
c’est appeldecthulhien
Avec Cthulhu ou pas, moyennant peut-être une
ou deux petites adaptations de règles (et encore, ce n’est même pas
obligatoire), ça se jouera très bien.
Bilan
Des quatre-vingts romans de Wheatley,
seuls cinq sont parus en français, et tous sont épuisés. C’est dommage, parce qu’ils sont tous
les cinq excellents dans leurs genres… En attendant qu’un éditeur se réveille, Territoire interdit est à la fois une
lecture réjouissante et un scénario
quasi prêt à jouer.
Si, si, ya du Wheatley dispo d' occasion sur PriceMinister. Tout çà a l' air bien miam-miam. ( Lionel, gardien des arcanes du 47 et fan de monsieur Lhomme ).
RépondreSupprimerHeureusement qu'on en trouve encore d'occasion ! Sinon, tous ces billets seraient complètement futiles. C'est juste dommage qu'un éditeur n'ait pas pris la peine de rééditer tout ça.
RépondreSupprimerDsl, j' avais compris " épuisés = introuvables ". Sinon, super ce que tu fais. Vivement " Le Musée de Lhomme ".
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