Bimbo


Qu'il soit d'abord su que je ne connais pas Grégory Privat personnellement. On s'est croisé sur la gamme Vermine sans le savoir, Philippe l'a connu à l'époque de la VF de Hero Wars, mais ça s'arrête là. Et oui, Christian Grussi a déjà été mon éditeur il y a 10 ans. C'est comme une chanson de Chris Rea : ça ne nous rajeunie pas.

Comme j'envisageais d'écrire un jeu basé sur la blaxploitation et que Bimbo met carrément un peu les pieds dedans, l'auteur m'a fait lire la version PDF du jeu, pour voir si j'étais cap ou pas cap d'écrire un script à la Melvin van Peebles. L'avenir nous le dira, mais ça vous explique pourquoi je parle du jeu avant sa sortie.

Maintenant, ce préambule posé, je vais évacuer un autre éléphant de la pièce : Bimbo se présente comme un jeu féministe. C'est dit avec beaucoup d'humour, à la Desproges. Or cette posture éminemment casse-gueule ne fonctionne pas à mes yeux. Parce que l'humour de l'un est l'insulte de l'autre. Parce qu'on ne connaît pas personnellement l'auteur et qu'on ne sait pas quand il blague et quand il est sérieux. Parce qu'il y a toujours un écart monstrueux entre l'intention de l'émetteur de la blague et l’interprétation qu'en fait le récepteur dudit message. Et pour dire clairement les choses, l'humour dans Bimbo dessert à mon sens le propos du jeu. Je sens bien que Grégory Privat veut détendre l'atmosphère, qu'il fait des clins d’œil appuyé pour signifier au lecteur qu'il déconne, que c'est du second degré et qu'il n'est pas dupe du machisme qu'il emploie volontairement pour se moquer du milieu du cinéma. Sauf qu'à force de me dire et de me répéter que l'actrice bonasse devra passer sous le bureau pour obtenir ce qu'elle veut du réalisateur, ça provoque chez moi l'exact opposé de l'effet cherché. Ça aurait pu être évité (AMHA) en envisageant le jeu de manière très sérieuse, sans distanciation rigolarde dans l'explication des règles. Ou alors en mettant clairement en scène un alter ego à l'auteur (comme nous le faisons ici avec Bob, qui nous permet d'écrire des énormités mais dans un environnement contrôlé). Mais encore une fois, le jeu est vendu comme féministe, et il l'est autant qu'une partie de beach volley. À dessein pour l'auteur, mais à mes yeux, le jeu aurait pu s'éviter l'esclandre en optant pour un titre moins potache qui dès le départ met la table pour un humour qui torpille le jeu. Car au final, c'est un jeu sur l'autonomisation des femmes actrices. C'est juste que c'est mal vendu exprès pour faire jaser. Et ça marche, comme méthode.

Bon, maintenant, si on met de côté la volontaire maladresse éditoriale, qu'avons-nous ? Trois livrets (deux de 64 pages et un de 32 pages) et des jetons à gogo. Encore une fois, j'ai lu les PDF, donc ce n'est pas un box opening que je vous fais, je ne connais pas la qualité finale de la boite.

Le premier livret (64 pages) présente les règles. Et elles sont très bien. Il y a deux caractéristiques : Macho et Sexy. Je ne vais pas vous détailler la mécanique, mais ce n'est évidemment pas compliqué à gérer. Les joueuses peuvent faire plein de choses comme demander à retourner une scène car elle ne sont pas contentes du résultat de la première prise. Elle peuvent influencer le cadrage d'une scène, pour attirer l'attention sur elle en particulier. Car oui, ce n'est pas un JdR façon l'École des fans : c'est de la narration disputée car le but de chaque actrice est de terminer le film en en devenant la star. Donc il faut briller devant la caméra, dire sa réplique culte, faire sa diva et se démerder pour que les autres actrices ne tirent pas trop la couverture à elles. Mais malgré tout c'est une entreprise collégiale car il faut que tout le casting s'entendent suffisamment bien pour terminer le tournage, sans quoi le film ne sortira pas sur les écrans. Il y a donc un double-jeu, il faut trahir les autres au bon moment. Un système de points permet de grimper (ou non dans le star system), il y a même des prix de festival à gagner. Car il faut voir au-delà du nanar : on ne joue pas juste une actrice qui joue un rôle dans un navet : c'est la carrière de cette actrice qu'on simule en campagne. Elle va donc progressivement gagner de l'argent, miser une partie de ses cachets pour améliorer la production (et espérer avoir un retour sur investissement), suivre une stage pour augmenter sa palette d'actrice, éventuellement passer entre les mains d'un chirurgien esthétique. Il y a un jeu dans le jeu : il faut faire en sorte de sortir du lot, film après film, pour ne pas finir sa carrière sur le navet de trop. Et c'est en cela que Bimbo fait véritablement l'apologie de l'autonomisation de ses actrices : elles doivent constamment se bouger le cul pour que le film ne soit pas l'énième bouse d'un studio miteux. Plus elles réussiront à tirer leur épingle du jeu (certes en trahissant les collègues, mais c'est le milieu qui veut ça) plus les films qu'elles co-produiront deviendront rentables. Et les mécaniques rendent très bien cet aspect des choses, les actrices sont poussées à prendre leur carrière en main. Elles débutent dans un remake pourri, cachetonnent comme elles peuvent, font des compromis scénaristiques pour finalement acquérir de l'expérience pour changer de rôles et avoir de l'influence sur la production des films dans lesquels elles tournent. Viendra peut-être un moment où elles n'auront plus à montrer leur cul en gros plan mais où elles pourront raconter des choses plus matures. Ou bien elles seront condamnées à tourner dans des suites de plus en plus indigentes. Ces choix de carrière, ce sont les joueuses qui les feront sur le long terme. Donc des féministes essayeront peut-être de s'en sortir par le haut tandis que des joueuses venues uniquement pour la déconne et les rires salaces se contenteront de reproduire le même schéma ad vitam aeternam.

Le second livret (64 pages) est un petit précis de cinématographie qui donne des tonnes de conseils pour mettre en scène ces films et pour bien jouer à Bimbo. Ça explique quelle différence fait un cadrage à l'italienne, quand il faut parler au "je" ou bien dire "mon actrice fait ceci". Ce n'est pas l'ultime guide du grindhouse, mais sa lecture permet de bien s'armer comme metteur en scène (MJ). C'est vraiment une lecture très appréciable, et les conseils qui y sont distillés sont valables pour bien d'autres jeux où le MJ veut donner un cachet cinématographique à ses descriptions. C'est vraiment une très belle valeur ajoutée.

Le dernier livret (32 pages) propose des scripts, c'est-à-dire de courts scénarios d'une page ou deux. Alors oui, c'est un peu court quand comme moi on a été élevé à la dure à l'école Casus du scénario de 30 000 signes, mais le concept dans Bimbo, c'est d'avoir des scènes hyper cadrées, avec plein de contraintes, puis de laisser les actrices se dépatouiller avec ça pour sortir le meilleur d'elles-mêmes. Les 14 scripts proposés pastichent tous des classiques du sous-genre, ça parle immédiatement aux cinéphiles un peu honteux que nous sommes tous.

Je ne terminerai pas en comparant Bimbo à Macho Women with Guns et Brain Soda, ce n'est pas mon propos. C'est clairement un jeu que je trouve pataud par moment, à l'instar de ce type qui ne sait pas trop quoi dire dans une soirée et qui sort une vanne déplacée, parce qu'il est un peu balourd mais pas méchant. Les illustrations du jeu (finalement peu nombreuses) ne sont pas godiches, ce sont à chaque fois de beaux hommages à cette sous-culture. Il est aisé de présenter ce jeu de manière moins gaffeuse en glissant sur les passages provocateurs pour se concentrer sur ce qu'est ce jeu, à la base : une belle manière d'incarner une nana qui doit bien commencer sa carrière quelque part et qui va essayer de s'émanciper de ce mode de production déshumanisant.

Grégory Privat a travaillé sur la réédition des Masques de Nyarlathotep. Je ne sais pas pourquoi, je n'ai pas cessé de penser à cette campagne de l'Appel de Cthulhu via le prisme de Bimbo. Ça ferait une belle série de films. Le principal défaut de la campagne d'origine (chaque scénario est basé sur le même canevas) serait alors logiquement expliqué : le scénariste ne change pas une formule qui fonctionne à mesure qu'il pond la suite de la suite de la suite...

Pour finir, oui, je vais l'écrire, ce script en hommage à Melvin van Peebles et Isaac Hayes. Parce que Grégory n'est pas Alain Soral, faut pas déconner. C'est juste un fan de Desproges qui a écrit un vrai bon jeu original.

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