De l'Art et de Ceux qui le Font



Pas de chronique ce lundi, mais une petite réflexion sur le scandale du moment à savoir les révélations sur les abus sexuels que Marion Zimmer Bradley aurait fait subir à sa fille lorsqu'elle était encore une enfant. Je ne parle doublement pas en connaissance de cause sur ce dossier puisque non seulement je ne connais pas la réalité des faits, mais qu'en plus je n'ai jamais lu de Marion Zimmer Bradley. Pas par choix d'ailleurs, juste par hasard.

Ce qui choque visiblement, c'est non seulement les faits eux-mêmes qui sont plus que sordides, mais aussi - peut-être même surtout - le fait que Marion Zimmer Bradley ait été perçue comme une icône du féminisme dans la littérature fantastique qui, il faut le reconnaître, ne manque pas d'obsessions masculines. Un des mes amis sur Facebook me disait que ça lui faisait un peu pareil que quand il avait appris que Cantat, conscience politique de toute une génération, avait battu sa compagne à mort.

Moi, ça m'a fait penser à autre chose. Une planche muette de Blutch dans le fantastique recueil Jazz. On y voit un couple noir qui se dispute. L'homme finit par battre sa femme comme plâtre, puis il quitte la maison en furie, une sacoche à la main. Il arrive dans un club de jazz, sort une trompette de son sac, et commence à jouer. On devine qu'il joue romantique, c'est beau. Au premier rang, des femmes émues jusqu'aux larmes.

Pour moi cette planche résume parfaitement le paradoxe de l'artiste et de son art. Il n'y a pas de lien entre le talent d'un artiste et sa personnalité. Nous les geeks, nous oublions un peu vite que Lovecraft pendant une bonne partie de sa vie était un fervent antisémite et un admirateur d'Hitler. On ne reviendra pas sur le cas de Céline qui a écrit parmi les plus belles pages de la littérature Française du XXème siècle et n'en était pas moins un homme à la moralité plus que douteuse.

James Brown était un génie de la soul et du funk. C'était aussi un salaud de première. Un musicien qui a joué avec Ali Farka Touré me racontait que lors d'une séance d'enregistrement dans le village touareg d'Ali Farka il avait été choqué en arrivant de voir des têtes humaines sanguinolentes plantées sur des piques. "C'est normal, c'est des Maliens" lui répond-on.

Il est naturel d'aspirer à ce que les artistes qui nous touchent partagent nos valeurs. Qui plus est, en cette époque où un artiste connu est forcément un personnage public, on a l'impression de connaître à travers ses interventions ses pensées profondes. En réalité il n'en est rien. Orson Scott Card est un homophobe d'extrême droite, Frank Miller le suit de près, et pourtant La Stratégie Ender et Batman Year One sont des chefs d'oeuvre dans leurs genres respectifs.

On peut évidemment refuser tout forme d'Art produite par un artiste dont on ne reconnaît pas les valeurs, ou qui se livre à des activités criminelles. Mais on passera à côté de beaucoup de belles choses car la beauté ou l'émotion ne se nourrissent pas seulement de beauté, mais aussi de laideur, de rejet, d'incertitudes et de névroses. Entendons nous bien: cela ne justifie en rien le comportement de Marion Zimmer Bradley à l'égard de sa fille. Mais ce comportement à son tour ne fait pas de son oeuvre un torchon à brûler.

Commentaires

  1. Pour ce que ça vaut, je suis à 100% d'accord avec toi.

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  2. Hypothèse : je pense que les gens qui ont déjà lu MZB avant d'apprendre son comportement avec sa fille se sentent un peu coincés en apprenant la nouvelle. Ils ne voudraient pas passer pour des complices, alors ils n'ont qu'un choix pour montrer qu'ils sont du bon côté de la barrière : se prononcer contre l'oeuvre pour ne pas être soupçonnés de quoi que ce soit.
    C'est ce qui m'est arrivé avec Dieudo quand il a commencé à sévèrement déconner : j'ai renié mes rires d'antan car c'était le seul moyen de publiquement me distancier de ses idées nauséabondes.

    C'est évidemment une connerie, mais je crois que c'est un réflexe très humain.

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  3. Pas évident.

    Tu peux aussi avoir les anciens lecteurs qui "assumeront" leur lecture (nous voyons bien comme il est absurde de seulement penser à devoir assumer une lecture sous prétexte de la vie de son auteur) en s'excusant vaguement. Et les "pas encore lecteurs" qui ne s'y mettront pas pour ne pas se salir les mains en touchant un livre de la sorcière. MZB s'en fout, elle est morte, ce sont ses éditeurs qui vont payer la note ;)

    Dans les deux cas, c'est humain peut-être, mais surtout dommage et stupide.

    J'ai un pote qui ne cesse d'être atterré par les récents propos cryptofachos de Dave Mustaine et qui n'écoute plus qu'avec des pincettes aux oreilles. Perso, Mustaine ne m'intéressait pas avant pour ses idées politiques mais pour ses compos et ses interprétations. C'est la même chose aujourd’hui. Je me fous de ce que pense ou dit Mustaine. Il n'y a que s'il militait en concert que je lâcherais l'affaire.

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  4. J'ai énormément lu MZB quand j'étais ado. C'est un auteur mineur, peut-être, mais j'ai adoré sa série sur Ténébreuse (moins ses arthureries). Et ses livres m'ont vraiment ouvert les yeux sur un certain nombre de sujets qui échappaient au radar du jeune garçon que j'étais - comme l'homosexualité, par exemple. Que ça existe et qu'on puisse bien vivre avec.
    Ca crée un paradoxe bizarre. Une auteure faisant l'apologie d'une sexualité ouverte et tolérante, se comportant salement dans ce même domaine.
    Ce n'est pas une découverte : les gens sont compliqués.

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