Numéro 130 de la collection
« Le miroir obscur », 1986 (première édition française 1930)
Un
mot de l’auteur
Et donc, Edgar Wallace.
Incontournable si l’on veut parler de
la littérature populaire des années 20 : on esquive difficilement
« le roi du thriller », un monsieur qui a publié 90 romans et 75
recueils de nouvelles en une trentaine d’années de carrière, qui était lu dans
toutes les classes de la société et dans tous les pays, bref quelque chose
comme le Dan Brown ou le Robert Ludlum du premier tiers du XXe siècle.
Ce type était un phénomène éditorial,
et si vous jouez à L’Appel de Cthulhu,
il y a de fortes chances que vos investigateurs des années 20 lisent ses livres
plutôt que le Necronomicon.
En
deux mots
Contrairement aux auteurs de
« romans problèmes » dont je vous parlais dans le billet précédent,
nous sommes ici dans une littérature « policière » pas du tout
dégagée de la littérature populaire du début du siècle, voire du
roman-feuilleton, et c’est complètement assumé.
La terrible bande de la Grenouille
pille l’Angleterre, rackette les millionnaires, vole des fortunes, fait
disparaître des traités secrets et autres broutilles. Tous leurs forfaits sont
signés d’une grenouille, et tous les membres de la bande portent une grenouille
tatouée sur le poignet. Sauf les chefs, bien sûr.
Face aux Grenouilles, un jeune et beau
policier, Dick Gordon, secondé par le sergent Elk, un vieux roublard. Par un
hasard extraordinaire, Dick est amoureux d’une jeune fille qui semble
intéresser particulièrement la Grenouille en chef. Mais qui est la
Grenouille ?
Voilà, vous avez la base, vous n’avez plus qu’à débiter deux cents trente pages d’incidents et à les vendre à un public fasciné. Tout s’enchaîne dans une incohérence totale, même si l’auteur se réserve le droit, de temps en temps, d’expliquer des bouts de son schmilblick. Vous avez intérêt à accepter ses « éclaircissements » tels quels, parce que si vous cherchez la petite bête, vos neurones disjonctent avec un petit bruit de pop-corn.
Et donc, mesdames et messieurs,
approchez, approchez ! Fusillades et rafles ! Bombes et
cadavres ! Crimes maquillés, indics supprimés ! Pilule de cyanure
camouflée en bonbon pour la toux ! Attentats au gaz mortel ! Meurtre
filmé ! Câble à haute tension dénudé à mains nues par un héros non
conducteur ! Faux coupable et pendaison trafiquée, le père exécutera-t-il
son fils sans le savoir ? La Grenouille est-elle ce millionnaire
douteux ? Son secrétaire ? Ce sympathique Américain dont personne ne
sait ce qu’il fait là ? Le père de la fiancée du héros ? Vous le
saurez au prochain chapitre ! Ou au suivant ! Entrez, il y en aura
pour tout le monde !
Le récit n’a ni queue, ni tête, ni
colonne vertébrale ni aucun organe reconnaissable, mais le lecteur est censé
être plongé dans une hypnose assez profonde pour ne plus s’en soucier.
Pas de bol, ça n’a pas fonctionné sur
moi. Enfin, si, partiellement : après avoir lu les cent premières pages en
pleurant des larmes de sang, j’ai fait une pause d’une quinzaine de jours, et
je l’ai repris après deux nuits presque blanches. Vous savez, cet état bizarre
où vous avez l’impression de péter la forme tout en étant incapable de vous
souvenir de ce que vous avez fait dix minutes plus tôt, où vous risquez de vous
retrouver aux urgences si vous vous approchez d’un couteau à pain, et vous où
rigolez comme un gueudin quand Cyril Hanouna glousse dans votre écran de
télé ?
Eh bien, chers amis, j’ai fait une
découverte : c’est l’état idéal pour apprécier Edgar Wallace. Soudain, cet
empilement d’idioties faisait sens. J’imagine que ça marche aussi avec
l’alcool, voire avec des psychotropes légers, mais je conseille moins.
Pourquoi
c’est bien
Bien ? Vous avez lu ce qui précède ? Si
vous débarquez en milieu de billet, lisez le paragraphe précédent. Sinon, en
résumé, Wallace, c’est un peu comme la tarte au concombre, c’est pas bon.
Pourquoi
c’est lovecraftien
Oubliez. Non, sincèrement, oubliez ce pauvre Lovecraft, il n’a rien
à faire dans cette galère.
Pourquoi
c’est appeldecthulhien
Assez bizarrement, l’oralité est sans doute l’une des raisons
pour lesquelles je fais un tel rejet : Wallace n’écrivait pas, il dictait
et laissait sa secrétaire transcrire le délire du jour. Or, j’ai un blocage
similaire avec Souvestre et Allain, qui dictaient les Fantômas.
Si je me mets à considérer La marque de la grenouille comme une
sorte de compte rendu de partie, brusquement, il devient (un peu) plus lisible
et se pare de traits extrêmement familiers. Wallace devient un meneur de jeu à
la main… un poil lourde, dirons-nous.
Tiens, dites-moi si vous n’avez pas une
sensation de déjà-vu devant cette séquence : il faut envoyer un message à
Gloucester. Hélas, annonce l’auteur, les Grenouilles ont coupé les fils du
téléphone. Ah bon, répondent les policiers, alors nous nous servirons d’une radio. Ils
ont récupéré du matériel d’espion de la Grande Guerre et brouillent la TSF dans
toute la région, contre Wallace. Envoyer un messager par la route ou par
le train ? Ils ont fait sauter les routes et les tunnels ferroviaires. Un
avion, alors ? Peut-être, mais les aéroports londoniens sont truffés de
tueurs. Et ainsi de suite jusqu’à ce que le héros trouve la solution laissée
ouverte par l’auteur.
En fait, Wallace s’avère très fort pour
raconter des incidents, et à ce
niveau-là, un meneur de jeu courageux pourrait trouver du grain à moudre dans
le bordel ambiant. Mais bon, il y a des sources moins dysfonctionnelles.
Bilan
Entre nous, quand il s’agit de livres,
j’ai l’estomac plutôt solide. « J’ai
bouffé du cannibale / J’ai même digéré des balles », comme chantait je
ne sais plus quel contemporain de Wallace. J’ai le souvenir d’avoir essayé
d’autres Edgar Wallace, il y a très longtemps, et de les avoir posés avec
l’impression que ce n’était pas pour moi.
Si vous aimez l’écriture automatique ou
si vous êtes un insomniaque chronique, vous pourrez peut-être en tirer des
trucs. Mais je confirme : Ce N’Est Pas Pour Moi.
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