Le IIIe Reich et la Seconde Guerre Mondiale
ont d’abord été une gigantesque défaite de l’intelligence. Rares sont ceux qui
ont continué à penser, à réfléchir au milieu du naufrage. Quand les ténèbres s’abattent,
il y a du mérite à entretenir une petite flamme de pensée.
De notre côté du Rhin, Marc Bloch. Klemperer en
Allemagne. Primo Levi en Italie. Combien d’autres ?
Donc, Klemperer. Fils de rabbin, devenu professeur
d’université, spécialiste de la littérature française du XVIIIe siècle,
converti au protestantisme et marié à une non-juive. Citoyen allemand et
européen, ancien combattant, intellectuel de gauche. Un type banal.
Et soudain, Hitler, son cortège de brutes
analphabètes et ses idées racistes. « La
chose la plus lamentable entre toutes, c’est que je sois obligé de m’occuper
constamment de cette folie qu’est la différence de race entre Aryens et
Sémites, que je sois toujours obligé de considérer tout cet épouvantable obscurcissement
et asservissement de l’Allemagne du seul point de vue de ce qui est juif. Cela
m’apparaît comme une victoire que l’hitlérisme aurait remporté sur moi
personnellement. Je ne veux pas la lui concéder. »
Klemperer ne concéde rien. Pendant douze ans, il dégringole
de cercle de l’enfer en cercle de l’enfer, est chassé de son université, privé
de ses livres, envoyé travailler en usine, se fait tabasser par la Gestapo,
échappe d’extrême justesse à la déportation… sans cesser de tenir un journal et
de prendre des notes qui, après la guerre formeront la matière de ce livre,
rédigé à chaud et paru en 1947.
De quoi s’agit-il ? Au premier degré,
d’étudier l’impact d’une société totalitaire sur la langue. Qu’est-ce qui
change ? Quels sont les mots qui naissent ? Quels sont les mots qui
meurent ? Quelle logique préside à la désignation des nouveaux concepts
que le pouvoir y introduit ? L’objectif est déjà ambitieux, mais Klemperer
creuse encore plus loin, se penche sur les légendes urbaines du temps de guerre[1], sur les
racines du nazisme et ses liens avec le fascisme italien, sans oublier de
petits portraits grinçants d’intellectuels à vestes réversibles ou de ses
« chers amis » universitaires qui s’empressent de l’oublier[2]… Je ne
vais pas vous mentir, il y a des passages arides, des références difficiles à
comprendre soixante-dix ans plus tard et des considérations grammaticales qui
passent largement au-dessus de la tête d’un non-germaniste.
Pourtant, c’est quand même ce que j’ai lu de plus
stimulant cette année[3].
De quoi se compose la LTI, la lingua tertii imperii, la langue du IIIe Reich ? De très
peu de choses, en fait. C’est une langue pauvre, qui se contente de changer la
valeur de quelques mots-clés, d’en introduire quelques poignées d’autres, et
surtout, surtout, d’empêcher les gens de penser en leur répétant sans cesse les
mêmes messages. Une approche minimale, à petit budget, loin de la novlangue
d’Orwell, mais à l’efficacité redoutable.
Le détail ? Tout serait à citer, mais parmi
les sujets de réflexion, on trouve :
— des inversions : le
« fanatisme » est une qualité, « un héros » est un tueur
sans pitié, un jeune homme « caractériellement bon » est un nazi
capable de tout.
— des archaïsmes : le nazisme, retour à l’Allemagne
éternelle, importe des termes anciens dans la modernité. Les patrons n’ont plus
de « salariés », ils ont une « suite », comme s’ils étaient
des seigneurs ; les faire-parts sont ornés de runes plutôt que de croix ;
les enfants sont affublés « d’authentiques prénoms germaniques »…
— de la déshumanisation : tout le monde
peut être « synchronisé » avec la nouvelle Allemagne, être « un
moteur bien réglé » qui tourne à « cent cinquante pour cent ».
Klemperer remarque que les métaphores techniques prennent le pas sur les
archaïsmes, mais que les deux coexistent jusqu’à la fin.
— du dénigrement : la démocratie, c’est
« le système » qu’il faut se réjouir d’avoir abattu, et la LTI fait une
consommation massive de guillemets méprisants, du genre « les “officiers”
soviétiques ».
— des superlatifs : tout le temps, partout,
chaque instant est « historique », chaque heure est celle du destin,
et ainsi de suite. Klemperer, d’abord convaincu que l’outrance ne peut pas
fonctionner à long terme, se rend compte qu’en fait, elle marche parfaitement
bien, voir qu’elle étend son domaine d’année en année.
— des sigles : tout bureaucrate vous le dira,
les sigles créent une langue opaque.
— du mépris pour l’intellect, au profit de
« l’instinct » et de la « vision du monde » que chacun est
encouragé à développer… à l’intérieur, bien sûr, de la vision d’ensemble du
Führer.
— de la violence : le Reich est assiégé
par une foule d’ennemis intérieurs et extérieurs qu’il convient d’exterminer,
d’éradiquer, de raser, et ainsi de suite.
— des ennemis… sauf qu’en fait, il n’y en a qu’un
seul, portant divers masques : les Juifs. À la fois sous-humains et
tout-puissants, méprisables et terrifiants, la LTI joue sur ces deux registres
sans beaucoup de souci de cohérence.
Tout cela paraît kitsch ? Ça l’est. Mais cette
« sauce brune » est aussi terriblement toxique.
On sent à chaque page le désarroi de l’intellectuel
habitué à ce que les mots aient un sens, confronté à un monstre bouffi et
clinquant, qui digère tout, annule toute réflexion et condamne tout le monde,
ses adeptes comme ses pires ennemis, à s’exprimer par slogans.
Klemperer parle de « mots empoisonnés ». En
1947, les notions de meme et de viralité restent à définir, mais il décrit
leurs effets avec précision, parmi ses collègues au début, parmi ses voisins
juifs pendant la guerre, chez lui de temps à autre. Et surtout, il raconte une
glaçante séance de dénazification, après guerre, avec des gamins et d’anciens
soldats qui sont tout simplement incapables de penser autrement qu’avec les
concepts nazis. Certains refusent tout bonnement d’accepter le
« nouveau » sens des mots, celui qu’ils avaient avant 1933, et
restent fiers d’avoir été des « fanatiques ».
Témoignage historique mis à part, que faire de tout
ça en 2014 ? L’histoire ne se répète pas. Utiliser la grille de lecture de
la LTI sur le langage d’une démocratie revient à disséquer un édredon pour
s’assurer qu’il n’a pas la rage. Il existe des outils mieux adaptés.
Reste les marges. Plus personne ne pense « en
nazi dans le texte », mais aux extrêmes de toutes les démocraties, de très
vilains brouets mijotent dans des chaudrons conceptuels. Ils n’abreuvent que de
petites minorités, mais la LTI peut aider à les comprendre, à les étudier… et à
les désamorcer, qui sait ?
Et puis, on ne manque pas d’États qui n’ont jamais
été des démocraties, ou qui dérivent hors de la démocratie. Eux aussi
produisent des discours plus ou moins totalisants, et là encore, Klemperer peut
être aider à mieux comprendre leur fonctionnement.
Pour ce qui me concerne, la morale de l’histoire
tient dans la leçon de survie : un petit monsieur, beaucoup de patience, un
crayon, une complice pour cacher les documents au fur à mesure qu’ils sont
écrits… et voilà, le monstre totalitaire qui vous broie n’est plus qu’un objet
d’étude.
[1] Avec notamment la
naissance d’un folklore du bombardement, avec des anecdotes du type
« après un bombardement, la maison est détruite, sauf le mur où se
trouvait le portrait d’Hitler », ou « le profil de Frédéric II
apparaît dans un nuage, c’est bien la preuve que la ville échappera à la RAF
pour cette fois. »
[2] Et, en contrepoint, de
beaux portraits, comme celui de cette dame qui disposait d’une bibliothèque de
classiques allemands. Comme les Juifs ne
pouvaient pas avoir
accès aux livres « Aryens », elle convainquit la Gestapo que Goethe,
Schiller et tous les autres étaient juifs… donnant une bouffée d’oxygène
bienvenue à Klemperer.
[3] Relu, en fait, il me
semble même en avoir parlé dans les Inspis universalis il y a quelques siècles
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