Épisode 33
Numéro 10 de la collection
NéO+ (1987, première édition française)
L’auteur et son modèle
Né en 1900, l’Américain
Guy Endore a passé pas mal de temps en Europe, d’où il a ramené une solide
pratique de l’allemand et du français. Il s’est servi de la première pour
traduire Hans H. Ewers en anglais, et de la seconde pour produire des
biographies romancées – et, plus tard, des scénarios de film – sur des gens
comme Voltaire, le marquis de Sade ou Alexandre Dumas.
Scénariste à Hollywood,
spécialisé dans les films fantastiques, militant communiste blacklisté dans les
années 50, Endore semble avoir eu une vie intéressante. Il meurt en 1970, laissant
derrière lui une poignée de romans, dont Le
loup-garou de Paris.
À présent, revenons plus loin
en arrière, dans les années 1847 et 1848. Un certain sergent François
Bertrand menait une obscure carrière militaire dans des garnisons de province.
Il s’ennuyait ferme, mais au lieu de sombrer dans le duel et la boisson, les
passe-temps préférés de ses camarades, il se découvrit une passion pour la
nécrophilie. Pendant deux ans, il escalada les murs des cimetières au milieu de
la nuit, muni d’une bêche et d’intentions troubles. Il hachait menu les morts à
coups de sabre, faisait subir les tout derniers outrages aux mortes avant de
les mutiler, puis regagnait sagement sa garnison.
Un séjour à Paris lui fut
fatal : face aux exactions de ce « vampire », le personnel du
cimetière de Montparnasse installa des pièges. Grièvement blessé par l’un d’eux,
le sergent Bertrand fut pris. Il passa en cour martiale et fut condamné à… un
an de prison pour violation de sépulture. Trop sains d’esprit, les auteurs du
Code Napoléon n’avaient jamais envisagé la nécrophilie. Il finit ses jours dans
une paisible obscurité, en ayant laissé sa marque dans l’histoire de la
psychiatrie…
Nous sommes au début des
années 1930. Mettons ce scénariste imaginatif en présence du dossier du
nécrophile, laissons incuber et voyons ce qui en ressort…
En deux mots
Croyez-moi, il faut
beaucoup plus de deux mots pour résumer ce roman, mais bon, allons-y, essayons.
Nous sommes dans les
années 1850. Né du viol d’une servante par un prêtre à l’hérédité chargée, le
petit Bertrand Caillet grandit entouré de l’affection de sa mère et de son
oncle adoptif, Aymar Galliez. Cet ex-révolutionnaire travaillé d’élans
mystiques deviendra bientôt sa Némésis.
La famille Galliez mène
une existence tranquille dans une petite ferme bourguignonne, jusqu’au jour où
« des loups » commencent à croquer des agneaux aux alentours. Aymar
Galliez en vient à soupçonner son neveu, qui a neuf ans. Il entreprend de le
guérir de sa lycanthropie en lui faisant manger de la viande crue… et en
l’enfermant à triple tour toutes les nuits.
Dix ans plus tard, l’adolescent s’échappe et monte à Paris, suivi de son oncle, terrifié à la pensée des dégâts que pourrait causer un loup-garou lâché dans une grande ville.
Nous sommes à l’été 1870, Galliez arrive juste au moment où les Prussiens finissent d’encercler Paris. Le reste du roman est un huis clos dans une ville assiégée, minée par la famine, bombardée, puis en pleine révolution communaliste.
Notre loup-garou commence une
carrière de croqueur de prostituées en série, puis trouve l’amour fou auprès
d’une jeune fille de bonne famille – « fou » étant, dans ce cas,
synonyme de « basé sur le sang et les rasoirs ». Quant à son oncle,
il mène des recherches peu concluantes pour retrouver son monstre, tout en
observant la Commune d’un œil curieux.
Bien sûr, l’affaire culmine
dans une ville en flammes, où la frénésie de massacre de la semaine sanglante
amène Galliez à sérieusement relativiser les crimes de son neveu – à quoi bon
lui en vouloir pour quelques prostituées dévorées et une poignée de tombes profanées,
quand les humains s’entre-fusillent à tour de bras ?
Voilà la surface du roman,
mais d’étranges profondeurs se tiennent en embuscade sous ce résumé trop lisse,
prêtes à vous happer…
Pourquoi c’est bien
Lorsque je l’avais lu,
dans les années 80, Le loup-garou de
Paris m’avait marqué, une de ces impressions de jeunesse aussi fortes que
confuses. J’avais senti qu’il avait « quelque chose », sans bien
cerner de quoi il s’agissait.
Je l’ai un peu mieux
compris cette fois. Je crois. Sous bénéfice d’inventaire lorsque je le relirai
en 2034.
Avant d’en venir à ce qui
le rend si marquant, commençons par évacuer ce qu’il n’est pas.
• Ce n’est pas un
roman gore où les exactions du
loup-garou seraient longuement décrites. La où un Masterton, par exemple,
aurait balancé de plein seaux d’hémoglobine à la figure du lecteur, la plupart des
meurtres se déroulent hors caméra, et les pires horreurs sont juste suggérées.
• Ce n’est pas non
plus l’histoire d’une traque, comme peut l’être la fin de Dracula. Galliez essaye tant bien que mal de repérer son neveu,
mais il met des mois à le trouver là où un enquêteur compétent l’aurait coincé
en quelques jours…
• Ce n’est pas un
roman érotique, même s’il est parcouru de courants joyeusement malsains qui
devaient beaucoup choquer dans les années 30.
• En dépit de
chapitres entiers sur les déroulements du siège de Paris et de la Commune, ce
n’est pas un roman historique. Et c’est encore moins, Dieu merci, un roman à
thèse où les gentils Communards feraient face aux méchants Versaillais (ou le
contraire).
Alors, qu’est-ce ? Si
on retire les poils et les crocs, on se retrouve devant un propos d’une tout
autre ampleur : un roman sur le problème du mal, sur la contagion du mal.
Les atrocités commises par
le loup-garou n’ont qu’une importance très relative. Endore s’intéresse de
beaucoup plus près aux effets des
crimes du sergent Caillet sur les proches de ses victimes, et sur sa propre
famille. La bête laisse des traces sanglantes dans les vies des uns et des
autres, à chacun de s’en arranger au mieux... ou de se laisser détruire par
leur petit bout du drame.
Ensuite, au-delà de cette
poignée de cas particuliers, se pose la question de la propagation du mal. Se
pourrait-il que le monstre ait été contagieux et que sa présence ait suffi à
renvoyer des dizaines de milliers de gens à l’animalité ?
C’est ce que l’on
distingue dans les derniers chapitres, où un Galliez en pleine démence se
promène dans un Paris livré aux flammes, qu’il voit peuplé de loups-garous en
haillons ou en uniforme. Arrêté peu près, il découvre que Versailles grouille
de loups-garous bien habillés. Est-il fou, ou a-t-il accédé à une forme de
lucidité ?
Son témoignage ouvre
d’intéressantes perspectives :
« Mais à présent, les grilles ont disparu, arrachées, les portes
sont grandes ouvertes et les monstres d’antan, sous de nouveaux oripeaux, vont
réapparaître, partout dans le monde. La nouvelle terreur ne demeurera pas tapie
dans les forêts, mais descendra sur les places du marché ; elle
n’attaquera pas seulement le voyageur égaré, mais saisira des nations à la
gorge. Des guerres naîtront, comme l’humanité n’en a jamais connu, des actions
inhumaines comme personne n’avait encore jamais osé en rêver. »
Pour un roman écrit en
1933, c’était assez bien observé…
Pourquoi c’est lovecraftien
Un roman portant sur un
monstre folklorique conventionnel et sur la question du Mal n’a, à première
vue, rien de lovecraftien.
Et pourtant, il y a du
potentiel dans cette citation, toujours d’Aymar Galliez :
« Des élémentaux nous entourent, partout, âmes d’animaux morts ou
d’horribles bêtes qui n’ont jamais vécu. (…) Et autour d’un mourant, veille une
ronde d’âmes bestiales – veille et regarde. (…) Il nous incombe de demeurer
attentifs si nous ne voulons pas que la race humaine connaisse une éclipse en
raison de l’apparition d’une nouvelle race de bêtes, si nous ne voulons pas que
la civilisation humaine cède à l’anarchie des loups, des lions ou de certains
monstres qui n’existent pas encore. »
Et là, on se rappelle
qu’il n’y a pas, dans Lovecraft, que des pieuvres et du nihilisme… On y trouve
aussi la menace d’une humanité « libre
et fougueuse, au-delà du bien et du mal, les lois et les morales rejetées, tous
ses membres criant, tuant et se divertissant joyeusement. » Il y a là
comme une convergence qui mériterait d’être explorée, un de ces jours…
Pourquoi c’est appeldecthulhien
Endore possède un don bien
utile pour les meneurs de jeu : l’art de tracer en quelques mots le
portrait d’un personnage ou l’essentiel d’une situation.
D’un trait de plume, il
nous fait faire la connaissance d’un général gâteux dont l’unique talent est de
raconter des histoires cochonnes, d’un juge d’instruction faussement
sympathique ou d’un aliéniste aussi odieux que malhonnête. Pour expliquer la semaine
sanglante, il nous apprend que « les Versaillais se vengeaient à cinquante
contre un ». Quant aux exécutions ? « Les prisonniers [des
Versaillais] devaient passer en cour martiale. Ils y passèrent. La vitesse des
exécutions s’en trouva ralentie. Les cours, en effet, se faisaient un point
d’honneur à écrire le nom des accusés. »
Tout est dit – il en dit
beaucoup plus, et avec des quantités de détails, mais c’est l’image initiale
qui reste.
Quant aux amateurs de
mises en abyme, ils découvriront avec plaisir que le roman démarre dans les
années 20. A minima, le court
chapitre d’ouverture au cours duquel un Américain expatrié à Paris rachète pour
quelques francs le manuscrit d’Aymar Galliez peut servir de fenêtre sur la
mentalité des touristes américains de l’époque. Mais il se prête aussi à une
exploitation plus ambitieuse. En effet, notre Américain se pique au jeu et entreprend
de compléter le récit de Galliez. Or, on ne sait rien de son enquête, sinon que
le livre en est le produit. Imaginer un groupe d’investigateurs se baladant en
Bourgogne, à la recherche de précisions sur cette drôle de famille Galliez qui
vivait dans le village il y a cinquante ans, n’exige pas beaucoup d’efforts.
Bilan
Jacques Finné, le
traducteur du Loup-garou de Paris,
est aussi un estimable spécialiste des vilaines bêtes qui rôdent dans la nuit.
Il considère que le roman d’Endore est au loup-garou ce que Dracula est aux vampires : le
chef-d’œuvre qui définit un genre.
Qui suis-je pour le
contredire ?
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