De masticatione mortuorum in tumulis, de Michaël Ranft (1728)



Ce tout petit bouquin n’est pas exactement ce qu’il paraît être ou, plus exactement, il ne traite pas tout à fait du sujet annoncé par son titre.




Or donc, vers 1700, en Allemagne et plus à l’est, il était entendu depuis des temps immémoriaux que certains morts ne l’étaient pas tout à fait. Le passant assez malchanceux pour se promener près d’un cimetière entendait parfois d’inquiétants grognements souterrains. Tout le monde connaissait l’origine du phénomène : des morts agités dévoraient leurs linceuls et, dans les cas extrêmes, se dévoraient eux-mêmes. Qui plus est, de par leur seule existence, ces voisins déplaisants propageaient souvent la peste. Pour faire tenir les défunts tranquilles, la coutume était de les enterrer avec une pierre dans la bouche, une motte de terre sous le menton, ou avec un mouchoir noué de manière à leur immobiliser les mâchoires.

Le phénomène avait donné lieu à plusieurs traités savants tout au long du XVIIe siècle. Dans l’ensemble, leurs auteurs concluaient à une influence diabolique, et rangeaient les morts rongeurs sur le même plan que les sorcières et les loups-garous.

Peter Plogojovitz va changer les choses, à son corps tout à fait défendant. Se basant sur un rapport officiel, la presse autrichienne rapporte en détail le cas de ce villageois de Kisolova, en Serbie. Mort depuis dix semaines, Plogojovitz sort de sa tombe. En huit jours, il étouffe neuf villageois. Les survivants terrorisés menacent d’abandonner le village si les autorités ne font rien. Peu convaincus, l’officier impérial et le pope acceptent d’assister à l’exhumation du suspect. Horreur, Plogojovitz n’est pas décomposé et il a la bouche pleine de sang… Bref, c’est un vampyri, comme disent les gens du coin. Officier et prêtre sont mis sur la touche par la foule. Les villageois arrivent avec un pieu, le plantent dans le cœur de Plogojovitz et brûlent ses restes.

Fin de l’histoire, jusqu’à ce que Michaël Ranft, un pasteur allemand, s’en empare. Son traité De la mastication des morts dans leurs tombeaux sera l’un des fondements du mythe du vampire, mais il va beaucoup plus loin qu’un simple résumé des faits.

En une centaine de pages, Ranft développe trois thèmes principaux :

1) Dans un premier temps, il examine les causes possibles de la survie après la mort, à la lumière des précédents historiques et des traditions d’autres cultures. En bon protestant, il égratigne les superstitions papistes au passage, mais il en rend compte, et va aussi chercher du côté des mythes juifs et turcs. Il en conclut que les morts-vivants n’émanent ni de Dieu, ni du diable, mais d’un processus naturel, incompréhensible mais qui finira par être découvert. Un petit point pour les Lumières, même si elles ne brillent que par accident au milieu de considérations sur les cadavres qui saignent quand on les met en présence de leur assassin ou des aimants qui prouvent la magie sympathique au même titre que le flair du chien.

2) En partant du cas de Plogojovitz, Ranft entreprend de démontrer l’inanité des vieilles superstitions sur les « mâcheurs ». Après tout, ce « vampire », issu d’un rapport officiel, est impossible à mettre en doute. Or, son comportement ne cadre pas du tout avec le stéréotype du mort-vivant rongeur de linceuls. Donc, tant qu’on n’a pas trouvé de cadavres mâcheurs sur lesquels écrire des rapports, on doit considérer que c’est lui qui représente la réalité. Des grondements souterrains ? Tous les fossoyeurs vous diront que c’est la putréfaction à l’œuvre. Des cadavres exhumés à demi-mangés ? Des rats, tout simplement, qui rongent les parties laissées à découvert par le linceul ! (Mais avant d’arriver à cette conclusion, Ranft nous offre un détour par les striges buveuses de sang et un autre sur la question des serpents carnivores : peuvent-ils naître de la moelle des os des morts ?) Au bout du raisonnement, c’en est fini des mâcheurs, place à tous les Plogojovitz de ce monde : les vampires.

3) Ah oui, mais qu’est-ce que c’est, un vampire ? Ranft a écarté la possession démoniaque, l’œuvre des esprits impurs, la sorcellerie dans sa première partie. Il ne lui reste plus qu’à élaborer une théorie de son cru. Comme tout le monde le sait en ce début de XVIIIe siècle, un humain est composé d’un corps et d’une âme. Ranft y ajoute un principe vital – après tout, les animaux n’ont pas d’âme et sont quand même vivants, donc il doit bien y avoir une énergie animatrice quelque part. À la mort, l’âme se rend à sa destination dernière, mais parfois, une part du principe vital reste dans le corps, ce qui explique qu’il ne se décompose pas. Normalement, cela ne porte pas à conséquence… sauf si un peu d’imagination subsiste dans le cadavre. Ces morts-là rêvent et se souviennent. S’ils ont eu des ennemis de leur vivant, ils pensent à eux. Là encore, rien de dramatique en soi. Toutefois, à l’autre bout de la chaîne, les vivants pensent au défunt, eux aussi. Et s’ils ont peur de lui, un contact s’opère entre leurs imaginations, et donc leurs forces vitales. Par une opération de magie sympathique toute simple, le mort tue le vivant. Confronté à ce décès horrible et brutal, les survivants ont encore plus peur, ce qui ouvre d’autres victimes à l’imagination du mort, et donc à de nouvelles hallucinations meurtrières. Et le processus se poursuit jusqu’à ce que le vampire ait liquidé tous les vivants susceptibles d’avoir peur de lui. Cette vision du vampirisime, très psychologique, a le mérite d’esquiver les questions logistiques liées aux sorties du tombeau. En tout état de cause, Ranft préconise une solution simple aux excès d’imagination des trépassés : leur couper la tête.

De la mastication des morts dans leurs tombeaux marque le début d’une cristallisation, celle du thème du vampire. Les mâcheurs sont juste les premières victimes : les douzaines de variétés de morts-vivants qui rôdaient dans toute l’Europe depuis le Moyen Âge, voire avant, vont peu à peu fusionner et composer un nouveau monstre…

Un point intéressant, qui apparaît dans les notes de bas de page : le coin de Serbie du Nord où a sévi Plogojovitz venait tout juste d’être récupéré sur les Turcs par la Hongrie. Autrement dit, elle revenait dans l’orbite de l’Europe après quelques siècles d’occupation. Ça vaudrait le coup de voir à quoi ressemblaient les morts-vivants ottomans des siècles précédents, pour comprendre quel genre d’hybridation a débouché sur ce mort-vivant particulier…

Plus généralement, ce court traité est une fenêtre fascinante sur les mentalités de son époque. Ranft essaye d’évacuer Dieu et le diable et de s’appuyer sur des lois naturelles, mais il s’appuie sur la science de son époque. Aux yeux d’un homme du XXIe siècle qui a une idée, même sommaire, de l’existence des bactéries, de la contagion et du processus de décomposition, il ne s’approche même pas de la cible. Toutefois, il se trompe avec logique, en déroulant des arguments étayés de sources incontestables. La méthode scientifique n’est pas encore tout à fait là, mais on sent qu’elle n’est plus très loin dans la coulisse.

Au bout du compte, De la mastication des morts dans leurs tombeaux est une lecture conseillée si vous vous intéressez aux vampires (ça fait du monde), à la construction de leur mythe (ça va en faire moins), aux tâtonnements des intellectuels du début du XVIIIe siècle (il ne va plus rester personne…)

Éditions Jérôme Millon, collection Atopia, 8,50 €

PS : Ah si, un truc pour les lovecraftiens de l’assistance : De Masticatione Mortuorum in Tumulis est aussi un livre connecté au mythe de Cthulhu. Robert Bloch le cite – en se trompant de quelques années sur sa date de publication – dans une de ses nouvelles de jeunesse, The Mannikin. Selon toute probabilité, c’est Lovecraft qui lui avait soufflé la référence.

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