Au début des années 1990, après plus de vingt
ans à produire des jeux, Chaosium s’est mué en éditeur littéraire. Après des
tentatives pas très convaincantes dans Glorantha et ailleurs, ils ont opté pour
le fantastique, tendance Cthulhu.
La majorité de leurs cinquante et quelques
titres sont des anthologies, et la plupart ont été compilées par Robert M.
Price, l’un des meilleurs spécialistes américains en cthulheries.
Ici, une nuance importante : son collègue
et ami S.T. Joshi, compilateurs d’anthologies dont je vous parlais ici, est
spécialiste en lovecrafteries. En gros, Price exhume d’antiques nouvelles
rédigées par des disciples, où figurent livres préhumains et dieux dont les
noms ont beaucoup trop de consonnes. Joshi analyse la fiction de Lovecraft,
tente d’en dégager les principes et de trouver des textes qui rentrent dans ses
cadres.
Les deux démarches sont cohérentes et
légitimes, mais elles donnent des résultats bien différents. Price fait un
boulot remarquable pour remettre à disposition des classiques ou des textes
oubliés[1],
Joshi pour amener de nouveaux auteurs à exploiter la veine du
« matérialisme cosmique ». Price réédite d’infâmes nouvelles d’August
Derleth et s’efforce de les inscrire dans une perspective historique ;
Joshi polémique violemment avec le dernier carré des disciples de Derleth et on
sent bien que s’il en avait le pouvoir, il les excommunierait.
Il faut aborder les anthologies que Price a
réalisées pour Chaosium comme des carottes, au sens géologique du terme : notre
homme fore un trou dans les steppes glacées du plateau de Leng, il remonte des
textes appartenant à diverses strates, et il nous en parle. En général, il
commence avant Lovecraft, par des histoires qui ont influencé l’homme de
Providence, s’attarde sur HPL, ses amis et continuateurs immédiats, puis
baguenaude dans les décennies suivantes jusqu’à nos jours.
Pour être complètement honnête, les nouvelles elles-mêmes sont souvent moins
intéressantes que ses préfaces et introductions, qui dessinent le portrait d’un
érudit plein d’humour, avec juste un petit grain de folie.
Ceci posé, jetons un coup d’œil à ce Nyarlathotep Cycle, qui est très
représentatif de la série[2].
J’aurais pu en prendre un autre, mais je parie que ce billet aura plus de
visiteurs avec Nyarlathotep qu’avec, disons, The Xothic Legend Cycle.
Dans son Introduction,
Price disserte sur les mythes hindous, les avatars et le principe cosmique
de la destruction, tout cela en relation avec notre dieu aux mille visages
préférés. Lovecraft n’ayant jamais montré d’intérêt particulier pour
l’hindouisme, il multiplie les conditionnels et on sort de là à peine plus
savant qu’à l’entrée.
Viennent ensuite une paire de courts récits de
Lord Dunsany, Alihireth-Hotep the Prophet
et The Sorrow of Search. Price
envisage que le nom de Nyarlathotep puisse dériver de deux de leurs
protagonistes, « Alihireth-Hotep » et « Mynarthitep ».
C’est possible, pas étayé du tout et on s’en fiche un peu : ce sont de
petits contes charmants comme Dunsany savait en écrire.
On quitte le fantastique léger pour entrer dans
l’horreur cosmique avec Nyarlathotep,
d’H. P. Lovecraft. Quand on se rappelle que c’est juste le compte rendu d’un rêve, on s’incline devant la puissance
d’imagination du bonhomme. En trois pages, il établit un ensemble de données
sur lesquelles d’innombrables épigones s’activent encore, en littérature et en
jeu de rôle – le lien avec l’Égypte, la science au service des ténèbres, la fin
de la civilisation…
Justement, parlons de fin des temps. Price
enchaîne avec trois poèmes : The
Second Coming, de W.B. Yeats ; Silence
Falls on the Ruins of Mecca, de Robert E. Howard ; et Nyarlathotep, d’H.P. Lovecraft. Le
premier est impressionnant, le second moins ; quand au troisième, c’est
une réécriture poétique de l’autre Nyarlathotep.
Après ces hors d’œuvres un peu légers, on
enchaîne sur The Dreams of the Witch
House et sur The Haunter of the Dark,
deux nouvelles de Lovecraft où apparaît un Nyarlathotep échappé des sabbats de
sorcières ou des sables de l’Égypte. Rien à dire, c’est du grand Lovecraft et
on a beau les avoir déjà lues cent fois, les tragiques mésaventures de MM.
Gilman et Blake fonctionnent toujours très bien.
Price nous fait enchaîner par The Dweller in Darkness, d’August
Derleth, et la descente est brutale. Price a beau affirmer dans sa présentation
qu’il s’agit d’une des « meilleures histoires de Derleth », à la
lecture, on ne peut que constater que c’est l’une des moins pires. La
comparaison avec Lovecraft est cruelle – un peu comme d’écouter un orchestre
symphonique interpréter la Neuvième de
Beethoven, puis le réentendre joué sur un piano Bontempi par votre petit neveu.
La dégringolade continue avec The Titan in the Crypt, de J.G. Warner.
Price se félicite d’avoir exhumé une rareté : une histoire lovecraftienne
écrite dans les années 60. Franchement, c’est sans doute le seul mérite de ce
récit très inspiré du Festival, où
Nyarlathotep n’apparaît que de très loin.
On remonte légèrement avec Robert Bloch, qu’on
déjà croisé dans The Haunter of the Dark sous
les traits de « Robert Blake ». Dans sa jeunesse, Bloch a produit une
série de nouvelles égyptologiques (plus âgé, il dira
« égypto-illogiques »). S’y croisent le dieu Sobek, des momies
récalcitrantes, des sphinx… et, bien sûr, Nyarlathotep et son prophète, le
pharaon Nephren-Ka. Retenez bien ce nom, parce que vous allez bouffer du
Nephren-Ka pendant les cent cinquante prochaines pages. Fane of the Black Pharaoh est l’une des meilleures de la série
– mais je ne suis pas objectif, j’aime bien Bloch en général et ses
nouvelles fantastiques en particulier.
Vient ensuite le tour de Curse of the Black Pharaoh, de Lin Carter, un court roman rédigé au
début des années 50, qui fleure bon les années 30 et les pulps. Et donc, une
expédition ramène la momie d’un pharaon maudit en Angleterre, elle s’anime et
entreprend de récupérer l’amulette de Set qui lui donnera assez de pouvoir pour
« menacer la civilisation occidentale ». Face à elle, le
malencontreusement nommé docteur Zarnak et le vaillant inspecteur Brand de
Scotland Yard, plus un égyptologue un peu terne flanqué d’une nièce ravissante et
pas manchote avec un fusil à éléphant. C’est complètement premier degré, avec
des titres de chapitres comme « Le secret de l’amulette » ou
« Assiégés par la momie ! » Et Nyarlathotep dans tout ça ?
Bof, la méchante momie adore des « dieux ténébreux » et voilà, c’est
emballé. En réalité, Price se fait plaisir.
Vient ensuite une paire d’histoires plus
« dans la ligne », mais sensiblement moins bonnes. The Curse of Nephren-Ka, de John
Cockroft, nous renvoie en Égypte, où une expédition explore une pyramide mal
fréquentée. Elle est aussi courte que prévisible… et elle ne fait que trois
pages. Elle est suivie de The Temple of
Nephren-Ka, de Philip J. Rahman et Glenn A. Rahman, qui rejoue à peu près
la même histoire, avec des soldats français de l’expédition d’Égypte à la place
des explorateurs britanniques. Dédiée à Robert Bloch, elle est éminemment
oubliable.
The
Papyrus of Nephren-Ka, de Robert C. Culp, nous
ramène à un ingrédient important du mythe de Cthulhu : l’érudition ou
plutôt la pseudo-érudition, façon Le Pendule
de Foucault. Ce n’est pas une nouvelle, c’est le texte d’une conférence
présentant une importante trouvaille égyptologique destinée à lever le mystère
sur l’identité du dernier pharaon de la VIe dynastie. L’auteur nous
fournit un fac-similé du papyrus, et a la gentillesse de ne pas faire durer le
canular trop longtemps.
Vous savez quoi ? On en a fini avec
Nephren-Ka. Disons-le honnêtement, ça fait du bien quand ça s’arrête.
The
Snout in the Alcove, de Gary Myers, est une
excursion dans les Contrées du rêve. Elle est bien écrite, prenante… mais
ressemble désagréablement au premier chapitre d’un roman qui n‘existera jamais.
Pour vous donner un point de comparaison, pensez au Seigneur des anneaux s’il se limitait à la discussion entre Gandalf
et Frodon, et que sa dernière phrase était « Et alors, Frodon prit
l’anneau »… Il y a peut-être là-dedans une ironie ou une démarche
volontaire, mais je n’y suis pas sensible.
Le livre se conclut par quelques poèmes. The Contemplative Sphinx, de Richard R.
Tierney, puis Ech-Pi-El’s Egypt :
Lovecraftian Poems, d’Ann K. Schwader. Je ne me prononcerais pas dessus, parce
que la poésie anglaise n’est pas forcément ma tasse de thé.
Que retenir de tout ça ? En ce qui me
concerne, pas grand-chose, j’avais déjà tous les bons morceaux dans d’autres
éditions. En dehors des textes de Lovecraft, vous avez les deux Dunsany, le
poème de Yeats qui, tout génial qu’il soit, n’est pas lovecraftien, le Robert
Bloch et, si vous aimez les pulps, le Lin Carter. Le reste est au mieux
oubliable, au pire illisible.
(Chaosium, environ 15 €, 240 pages)
[1] Et qui auraient parfois dû le rester.
[2] Série qui, soit dit en passant, ne se limite pas à Chaosium. Au
moins deux volumes, The Tindalos Cycle et
Tales out of Dunwich, sont parus chez
Hippocampus Press au début des années 2000, à une époque où Chaosium traversait
une passe financière difficile.
Commentaires
Enregistrer un commentaire