Le nazisme et l’Antiquité, de Johann Chapoutot




Doté d’un mauvais goût très sûr et d’un estomac solide, il est rare que je sorte perturbé de mes lectures. Or, disons-le tout de suite, Le nazisme et l’Antiquité m’a mis mal à l’aise, et même un peu plus que ça.

En un peu plus d’un an, c’est le troisième billet que je vous inflige sur la question du totalitarisme. Il y en aura certainement d’autres, mais pas tout de suite. LTI était une approche de l’extérieur de la pensée nazie. Nosancêtres les Germains s’intéressait à une facette spécifique du nazisme, l’archéologie, concrète et facile à rôlifier.

Le nazisme et l’Antiquité a une tout autre ampleur. Certes, il y est par moments question d’archéologie, on y recroise Himmler et l’Ahnenerbe, mais on évolue surtout dans le monde des idées – des idées qui prennent par moments des formes abominablement concrètes, mais qui restent, pour l’essentiel, de l’écrit – des manuels scolaires aux revues universitaires.

Nos ancêtres à tous, les Germains


Tout commence à la fin du XVIIIe siècle, lorsque des linguistes découvrent des ressemblances entre le sanscrit et les langues européennes. De là naît au XIXe siècle l’idée d’une migration d’est en ouest, menée par un peuple aux contours flous que l’on finit par appeler « indo-germains » ou « Aryens » en Allemagne. Jusque-là, on est dans l’anthropologie.

L’ennui, pour les Allemands de la fin du XIXe siècle, c’est qu’ils sont en bout de ligne. Quand on veut être une puissance mondiale, il y a quelque chose de vexant à se dire qu’on a été peuplé sur le tard par des types qui arrivaient du bout du monde. Dès avant la première Guerre Mondiale, certains cercles intellectuels avaient renversé la perspective : les migrations civilisatrices étaient parties d’Allemagne pour irriguer toute l’Eurasie, Inde comprise.

Le nazisme fera de cette idée une vérité officielle, inscrite dans les programmes scolaires.


Et donc, sachez-le, toutes les civilisations importantes ont été fondées par de grands blonds aux yeux bleus. Khéops et Confucius[1], même combat : tous deux sont des héros civilisateurs venus du froid, démarrant de grandes et nobles civilisations piratées ensuite par des petits basanés qui, forcément, les envoient dans le mur.



Anschluss sur le passé !


Cette base théorique a deux conséquences dans le monde réel.

Himmler, hypnotisé par des mythes germaniques pimentés d’occultisme et d’une pincée d’Atlantide[2], envoie ses archéologues rassembler des tessons de poterie runique dans toute l’Allemagne. De son côté, Hitler, architecte manqué et lecteur des classiques, se passionne pour l’Antiquité – les commentaires d’Hitler sur les obsessions de son ministre de la Police sont au mieux caustiques, au pire franchement exaspérés.

La démarche d’Himmler sera stérile. Celle d’Hitler, en revanche, est à l’origine d’un fantastique hold-up sur le passé. La Grèce et Rome ? Des Reichs germaniques, gouvernés par des hommes d’État – Périclès et Auguste – à qui on reconnaît rétrospectivement la qualité de Führer.

Athènes ? Une cité suspecte, forcément germanique puisque glorieuse, mais trop démocratique pour être honnête, alors que Sparte… Pour Hitler, et donc pour les nazis, la société spartiate est un modèle, un monde clos, eugéniste, où l’individu ne compte pas, où les vertus guerrières sont mises au premier plan, où une très mince couche de combattants domine une masse asservie[3].

Et donc, en route pour récréer Sparte, mais à l’échelle de l’empire romain, autre triomphe de la race germanique, au moins jusqu’à Auguste.

On sourit encore de voir Socrate repeint en « social-démocrate internationaliste », mais le portrait de Platon en théoricien élitiste et raciste est moins drôle. Quand on arrive à celui de saint Paul en « premier commissaire du bolchevisme sémite », le ridicule s’efface et le malaise s’installe.

Il ne cesse de s’amplifier au fur et à mesure que le thème antisémite est développé. Là où il n’y a pas de Juifs, les nazis en trouvent : les Carthaginois sont repeints en Sémites, le christianisme devient une arme aux mains des Juifs qui vont s’en servir pour détruire l’empire – un plan diabolique, étalé sur des centaines d’années, et qui portera ses fruits quatre cents ans après Auguste, en dépit des invasions barbares, perçues comme une tentative héroïque pour infuser une dose supplémentaire de sang germanique à un empire agonisant. Toute ressemblance entre ce christianisme primitif, révolutionnaire et ennemi du savoir, et le communisme n’était bien entendu pas fortuite – Hitler, ancien élève des Jésuites, avait une relation mêlée de fascination et de répulsion pour la religion.

Bizarrement, les versions nazies de la chute de la Grèce, puis de celle de Rome, peuvent se lire comme un immense cycle d’heroic fantasy raciste, un péplum nauséeux où des héros blonds naïfs se laissent convaincre par des petits bruns sournois que bien sûr, tous les hommes sont égaux (ah, l’histoire de Jason et Médée qui glisse d’un drame de la jalousie à un avertissement ancestral contre les mariages mixtes !)


Un présent pour l'éternité


Le présent nazi dépouille le passé et s’en sert pour imaginer le présent, un présent dont le point d’orgue se joue à Berlin en 1936, lors des Jeux Olympiques (avec, pour la première fois, le transfert de la flamme d’Olympie à la cité des Jeux, organisé par Goebbels et représentant, pour les nazis, le transfert du flambeau de la civilisation nordique de la Grèce à l’Allemagne[4]). Il se trouve des puristes pour protester que ces jeux ne sont pas « olympiques » puisqu’ils accueillent des pays non-nordiques, et Hitler se promet qu’après la guerre, les Jeux auront toujours lieu à Berlin.


Mais bien sûr, les olympiades ne sont pas le seul cas où l’antiquité s’infiltre dans l’Allemagne nazie. Dès 1933, le régime lance la construction de centaines de théâtres en plein air sur le modèle grec, et fait écrire des pièces chorales à la gloire du Parti – l’initiative ne dure pas, le climat allemand étant peu compatible avec les représentations en plein air. Les monuments de Speer et de ses collègues sont des re-créations amplifiées jusqu’au gigantisme de monuments romains (Hitler a insisté auprès de son architecte pour qu’il anticipe leur destruction, de manière à ce que dans quelques siècles, ils fassent de « belles ruines »).


Et puis, l’Antiquité modèle l’avenir – les avenirs, en fait, car il y en a eu au moins deux.

Entre Barbarossa et Stalingrad, les hiérarques nazis rêvent d’une Sparte dilatée aux proportions de l’Europe, où régneraient une fine couche de Nordiques « purs », secondés par les Allemands « racialement imparfaits », puis par toutes les nationalités soumises (moins, bien sûr, celles qui étaient promises à l’extermination).

Après Stalingrad, vendu aux Allemands comme une réédition de la bataille des Thermopyles, le rêve tourne peu à peu au cauchemar, jusqu’à l’apocalypse du printemps 1945 – une apocalypse voulue et préparée, Hitler ordonnant à partir de mars 1945 des destructions massives sans but militaire, et soutenant à ses interlocuteurs que le peuple allemand ne mérite pas de survivre, puisqu’il a failli. Au passage, on découvre que le Reich s’était doté de pilotes kamikazes, regroupés dans l’escadrille Léonidas – encore une référence à Sparte.


« L’homme descend du songe » et autres considérations formelles


Le nazisme et l’Antiquité est bien écrit, didactique, avec des résumés en fin de chapitre… et de temps une petite pointe d’humour sur laquelle on se précipite comme sur une bouffée d’oxygène au milieu d’une atmosphère empoisonnée.


Le malaise vient en partie de là, d’ailleurs : cette langue limpide est mise au service de la redécouverte d’articles universitaires nazis, de brochures SS ou de propos de table d’Hitler, et tout cela est un catalogue d’énormités et d’horreurs.

Notez que limpide ou pas, Le nazisme et l’Antiquité n’est pas de la vulgarisation. Sous la torture, je suis capable de déchiffrer un peu de latin, mais les longues citations en allemand et les mots grecs qui se pointent soudain au milieu d’une phrase sont au-delà de mes compétences. Par moments, il faut s’accrocher, avoir un dictionnaire sous la main, ou accepter de faire des impasses.


Qu’en conclure ?


Déjà, que je suis édifié sur le sujet et au-delà.

Ensuite, qu’on a toujours tort de négliger l’arrière-plan culturel. Tout ce que le IIIe Reich a pensé et réalisé au cours de sa brève existence procède d’idées préexistantes, de notions qui « étaient dans l’air » de l’Allemagne et de l’Autriche bien avant 1900. Leur expression n’était pas inévitable, et même pas certaine, mais les circonstances ont amené au pouvoir des gens désireux de leur donner des formes concrètes. Barbarossa est le point de départ d’une guerre d’agression contre l’URSS, mais aussi, dans certaines cervelles, une réédition des guerres puniques, ou le dernier chapitre d’une lutte raciale titanesque qui dure depuis deux mille cinq cents ans.

Enfin, que j’ai besoin d’un truc léger pour me changer les idées – revoir Massacre à la tronçonneuse ou lire un bouquin sur Jack l’Éventreur, par exemple.


(PUF/Quadrige, 18 €)




[1] Et Rahan, même s’il est un peu trop baba cool pour être un « indo-germain » présentable.
[2] Située quelque part au nord de l’Allemagne, et oui, les SS ont fait des fouilles sur plusieurs sites sans la trouver.
[3] J’ai toujours pensé que 300 était le meilleur film nazi réalisé depuis 1945, ce livre a amplement confirmé cette intuition.
[4] Sujet de réflexion : quelle est la différence entre un symbole et un rituel occulte ? Vous avez deux heures.

Commentaires

  1. Abordant un peu le même sujet, mais de facon plus abordable, je suggère Le problème Spinoza, d'Irvin Yalom.

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