Il était une fois Arthur
Bernède. Né en 1871, mort en 1937. Ami de Gaston Leroux. Presque 250 romans au
compteur, et dans tous les genres : policier, histoire, romans d’amour et autres
fantaisies patriotiques. Plus des scénarios de film. Plus du journalisme. Plus
la vice-présidence de la société des Gens de Lettres. Sans oublier une
moustache dont l’entretien devait l’occuper plusieurs heures par jour.
Dans sa
surabondante production, vers le milieu des années 20, se trouve un roman
intitulé Belphégor. Il se trouve gratuitement
sur liseuse… et je vous le déconseille si vous n’êtes pas un amateur endurci de
littérature populaire. Pour le situer, disons que c’est un sous-Fantômas mâtiné
de sous-Lupin. Un détective privé génial assisté par sa fille et vite flanqué
d’un jeune journaliste, y affronte l’inévitable criminel sinistre, qui cherche
à soulager le Louvre du trésor d’Henri III, avec l’aide involontaire d’un
policier gaffeur qui tombe dans tous les panneaux. Il y a une intrigue
sentimentale, une pointe de critique sociale contre les nouveaux riches, mais
surtout des plans machiavéliques qui semblent sortis d’un mauvais scénario de L’Appel de Cthulhu et des fins de
chapitre à la Rocambole, du genre « Qu’allait donc faire le bossu dans ce
lieu sinistre ? »
Belphégor s'accorde un instant de détente
Quarante
ans passent. Nous sommes en 1964. Claude Barma et Marcel Jullian, à recherche
d’un feuilleton à proposer à l’ORTF, tombent sur ce premier Belphégor… et c’est le début d’une
cascade de miracles.
Premier
miracle, ils optent pour une adaptation à la dynamite. Du roman, il reste l’argument,
« un homme masqué s’introduit dans le Louvre la nuit et tourne autour de
la statue du dieu Belphégor », trois noms propres et peut-être une ou deux
répliques. Tout le reste est une création. Certes, l’intrigue principale reste
policière. Vaguement. De loin. Par temps de brouillard. Mais elle est enrichie
d’une solide dose d’occultisme, où se mélangent joyeusement les Rose+Croix, l’alchimie,
l’hypnose et tous les miasmes qui traînaient dans l’air de ces années-là. Le
« fantôme du Louvre » n’est plus un banal cambrioleur, mais un étrange
surhomme flanqué d’un mystérieux enfant.
Second miracle,
la très raisonnable ORTF a embrayé et diffusé le résultat à 20 h 30.
Troisième
miracle, sous l’influence de Belphégor,
la France cartésienne des Trente Glorieuses a collectivement pété un câble. Dix
millions de téléspectateurs dans un pays sous-équipé en téléviseurs. Les
acteurs harcelés de « qui est Belphégor ? » dès qu’ils sortent
dans la rue. Le général de Gaulle glissant une allusion à la série pendant une
conférence de presse. Avant Lost, il
y a eu Belphégor.
Quatrième
et dernier miracle, cet emballement était mérité.
Je ne
vais pas prétendre que c’est d’un dynamisme fou[1].
Si votre truc, c’est Tarantino ou Game of
Thrones, vous aurez l’impression d’être enchaîné devant un épisode de Derrick. Nous sommes dans les années
soixante, on dîne en ville, on pratique l’art de la conversation, on expose ses
émois dans des termes mesurés et parfois avec un petit subjonctif (mention
spéciale à la voix off du résumé-des-épisodes-précédents, qui emploie des
expressions qu’il faut être vieux pour comprendre[2]).
Bref, c’est bavard, mais…
Mais il y a des digressions
bizarres, sans rapport apparent avec l’intrigue, dont le long clin d’œil à
Charles Fort qui ouvre le premier épisode.
Mais il y a une galerie de
personnages secondaires cinglés, de la vieille lady collectionneuse de
phonographes au sbire qui a des problèmes familiaux en passant par un gardien
de musée à qui je ne confierai pas un tamagochi.
Mais même les personnages les plus
monolithiques, comme le commissaire, se révèlent différents de ce qu’ils
semblaient être lorsque l’on a fait leur connaissance. Mais il y a Paris et sa banlieue, filmés sous toutes les coutures,
ses pavillons de banlieue suspects, ses appartements élégants ou bourgeois, ses
monuments crasseux, son marché aux Puces…
Mais il y a le Louvre, reconstitué
en studio, avec ses tombes, ses statues et ses bas-reliefs, dont on oublie vite
qu’ils sont visiblement en plâtre.
Mais il y a une distribution
pleine d’acteurs de qualité, y compris un méchant estampillé « Comédie
française »[3] qui en
fait trop, mais très justement.
En
dehors de faire passer quatre heures quarante divertissantes, ce qui n’est déjà
pas si mal, Belphégor s’avère riche
d’enseignements pour le rôliste moyens. Parmi eux :
1) Les motivations à la con marchent. Notre
héros se passionne pour l’affaire du fantôme après avoir lu la presse. Dix
lignes dans un journal lui suffisent, il court se faire enfermer dans le Louvre
pour y démasquer le fantôme. Quoi de plus naturel ?
2) Il y a une différence entre
« ennemi » et « adversaire ». Être dans le camp des
méchants est une chose, être méchant à plein temps en est une autre. L’étrange
vieille lady sympathise avec le policier, la femme fatale a une relation
trouble avec le jeune héros, et ça suffit à redonner du grain à moudre pendant
plusieurs épisodes, alors que s’ils étaient monolithiques comme un PNJ, tout
serait bouclé en une heure.
3) Ça ne fait pas de mal de jouer sur les
sentiments. Une paire de triangles amoureux où figurent indifféremment
« méchants » et « gentils », et vous avez de quoi occuper
des scènes entières, et justifier des comportements impossibles autrement.
4) Mais si, le scénario se tient, ce n’est pas
ma faute si les scènes d’explication ont été coupées au montage. On ne
comprendra jamais vraiment pourquoi le héros, qui a tout compris très vite,
s’obstine à ne rien dire pendant des semaines. On ne saura jamais qui est ce
gamin qui sert de poisson pilote à Belphégor. Le McGuffin qui faisait courir
tout le monde dans les premiers épisodes passe à la trappe dans le dernier et
tout le monde s’empresse de l’oublier. Etc. Chacun en trouvera d’autres à sa
guise, le filon est riche.
5) Plus c’est gros, mieux ça passe. Bien sûr que le Louvre est truffé de
passages secrets ! Bien sûr que
les méchants s’y sont installés comme des souris dans un gruyère ! Bien sûr que la femme fatale a une sœur
jumelle ! Bien sûr que la
jumelle est morte… ou pas !
Et donc,
il faut avoir vu Belphégor.
Idéalement, les quatre épisodes en un week-end.
(En DVD,
environ 17 €.)
[1] Mais il faut comparer ce qui est comparable. Par rapport aux
productions de l’ORTF, c’est à la limite du frénétique.
[2] Du genre « une jeune femme très lancée ».
[3] Clin d'œil des scénaristes : chez Bernède, le méchant avait un nom allemand. Son successeur des
années soixante porte un prénom russe et un nom anglo-saxon.
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