Un mois chez les filles, de Maryse Choisy (1928)

Les dessous de Paris, épisode 3



À l’époque déjà lointaine où je jouais à Vampire – The Masquerade, j’avais régulièrement des discussions animées avec le rationaliste du groupe sur le thème « oui mais c’est pas possible que cent cinquante vampires survivent en région parisienne, avec leurs goules, leurs amis mortels, leurs complices, leurs marionnettes et tout et tout, ça finit par faire une foule ». En général, je le contrais en lui demandant combien de collectionneurs de timbres ou de joueurs de hautbois comptait la capitale et, plus généralement, combien de petites communautés ignorées de tous y prospéraient.

Bon, voilà, le camouflage rôliste est en place, passons au sujet principal de ce billet : le cul, et plus précisément le cul parisien des années 20. Après de l’occultisme des Nuits secrètes de Paris, puis de l’occultisme mâtiné de sexe de La magie à Paris, bouclons (provisoirement) la série des dessous parisiens avec une dose de sexe sans occultisme, mais avec assez de groupes, mini-groupes et sous-groupes pour trancher une fois pour toutes la question : quand on cherche quelque chose dans une ville comme Paris, on le trouve, même si c’est improbable ou inquiétant.




Maryse Choisy, l’auteur d’Un mois chez les filles, est presque plus intéressante que son bouquin. Une longue préface se charge de nous la présenter. Femme journaliste dans une profession à 97 % masculine, chiromancienne et diplômée de Cambridge, Maryse Choisy fait le voyage à Vienne pour se faire psychanalyser par Freud, participe aux combats intellectuels de son temps, se promène sur les Grands boulevards avec un lionceau en laisse, le tout sans oublier de produire romans et reportages avec une régularité impressionnante. Dès les années 30, elle renie ses folies de jeunesse et renoue avec le catholicisme, et à la fin de sa vie, dans les années 70, elle écrit des livres d’entretien avec le Dalaï-Lama.

Notre époque n’ayant inventé ni le journalisme en immersion, ni les pratiques sexuelles inhabituelles, Un mois chez les filles est le livre qu’elle a tiré d’une série de reportages dans le milieu de la prostitution. Là encore, avec pas loin de 450 000 exemplaires vendus, on a affaire à un best-seller des années 20. Mlle Choisy y joue divers rôles, femme de chambre de bordel, professionnelle à la recherche d’un emploi répondant à ses spécialités, provinciale naïve prête à se laisser emballer par un proxénète, et ainsi de suite…

L’enquête commence par une virée peu réjouissante à la Préfecture de police, puis zigzague d’un chapitre à l’autre, de salles de spectacle où tout le monde sait que les dames seules sont des professionnelles, des bals populaires où les maquereaux traquent la chair fraîche… Tout en bas de l’échelle, on aperçoit les « pierreuses », avant de remonter au sommet de la hiérarchie avec les pensionnaires du Chabanais. La visite des bordels parisiens et de leurs homologues des petites villes fait figure de passage obligé… L’enquête métastase ensuite dans ce qu’on n’appelle pas encore les bars de rencontres (homosexuels et lesbiens, dans son cas), dans les endroits où des dames bien nées peuvent rencontrer des princes russes nés aux Batignolles (mais attention, hein, « ce ne sont pas des gigolos »), puis dans un grouillement d’agences pas exactement matrimoniales et des journaux d’annonces du type « colonial de passage en France cherche femme mariée pour relation discrète ».

Au passage, il est question de la syphilis qui terrifie certains clients mais pas tellement les filles parce qu’elles sont sûres d’avoir « le sang fort », un peu de la police qui surveille tout ça d’un œil d’aigle sans oublier de prendre des notes, et bien sûr de ministres qui aiment bien les fessées[1] (« j’ai refusé le boulot, nous dit Maryse, je laisse ça aux électeurs »).

Comme il se doit, les clients en prennent pour leur grade[2], mais Maryse Choisy réserve ses coups de griffe les plus féroces aux filles. Du haut de sa propre différence, elle leur pardonne difficilement d’être, comme « neuf cent quatre-vingt-dix-neuf femmes sur mille » des personnes ordinaires, qui vivent une vie banale dans un métier qui ne l’est pas, jouent à la belote après le départ des clients, cancanent et se jalousent comme… ben, comme tout le monde. Au bout du compte, elle juge leur ambition de bien faire une fin, de se marier et de reprendre une vie normale « bourgeoise ».

Une parenthèse : en plusieurs occasions, Maryse Choisy pointe le gouffre qui sépare la morale du « grand monde », où les dames respectables jurent et couchent comme bon leur semble, et celle du « peuple », où l’on s’efforce d’être « convenable », où l’on va à confesse et où l’on fait des écarts raisonnables. C’est finement observé, et cela m’amène à m’interroger sur la nature exacte de la « révolution sexuelle », qui pourrait bien, au fond, n’avoir été qu’une massification parmi beaucoup d’autres ; le XXe siècle n’en a pas été avare.

Comme tous les grands reporters de son temps, Maryse Choisy mentionne Albert Londres, auquel il est difficile de ne pas penser quand on la lit. La plume n’est pas la même : Choisy est plus littéraire que son illustre confrère et, d’une certaine manière, plus sèche. Ses portraits, joliment brossés, n’ont pas l’humanité des personnages de Londres. Elle a aussi un poil de snobisme « bien parisien », avec un peu de name dropping ici et là qui fait sourire, à presque cent ans de distance. D’un autre côté, l’immersion est un atout dont Londres ne s’est jamais servi.

La conclusion d’Un mois chez les filles est comme il se doit anti-bordels. Morale, hygiéniste et dans le goût du temps, elle paraît un peu plaquée sur le reste, et certains de ses arguments en faveur de la fermeture laissent un peu rêveurs vus d’ici. En effet, « une femme peut faire deux mille quatre cents heures de travail et un enfant par an », des chiffres qui ne sont pas à négliger dans une France dépeuplée où le besoin de bras se fait sentir…

La balade étant finie, reste comme de coutume à se demander à quoi tout cela peut servir.

Déjà, à regarder sous le tapis. Les Années folles, époque festive et brillante, c’est sympa, Montparnasse, le bal des Quat-z-arts, le jazz, ça fait envie. Quand on y rajoute les souteneurs et les bordels bas de gamme à vingt passes par jour, ça reprend sa vraie couleur, et vus en pleine lumière, les marlous qui guinchent avec les petites provinciales ont de sales gueules.

Ensuite, la prostitution n’étant que l’un des angles de ce bouquin, à mettre en marche vos petites cellules à idées. Ces correspondances dans les revues spécialisées et ces agences de rencontres où une veuve bien sous tous rapports cherche un étudiant en pleine santé pourraient bien dissimuler quelque chose de toute à fait inquiétant, après tout…

Éditions Stock 17 €

PS : Le volume suivant des reportages de Maryse Choisy s’intitule Un mois chez les hommes. Elle s’y infiltre… parmi les moines du mont Athos, en Grèce.



[1] Je ne l’ai pas mentionné dans mon billet sur La magie à Paris, mais les ministres, particulièrement les radicaux-socialistes, y figuraient en bonne place parmi les bénéficiaires d’envoûtements. Si vous voulez savoir où un pays en est avec sa classe politique, ce genre de détail en dit plus long que tous les sondages.
[2] Car les hommes obligés de payer pour coucher sont « en dehors de la loi biologique » et doivent disparaître au nom de la sélection naturelle.

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