Les dessous de Paris, épisode 3
À l’époque déjà lointaine où
je jouais à Vampire – The Masquerade, j’avais régulièrement
des discussions animées avec le rationaliste du groupe sur le thème « oui
mais c’est pas possible que cent cinquante vampires survivent en région
parisienne, avec leurs goules, leurs amis mortels, leurs complices, leurs
marionnettes et tout et tout, ça finit par faire une foule ». En général,
je le contrais en lui demandant combien de collectionneurs de timbres ou de
joueurs de hautbois comptait la capitale et, plus généralement, combien de
petites communautés ignorées de tous y prospéraient.
Bon, voilà, le camouflage
rôliste est en place, passons au sujet principal de ce billet : le cul, et
plus précisément le cul parisien des années 20. Après de l’occultisme des Nuits secrètes de Paris, puis de
l’occultisme mâtiné de sexe de La magie à Paris, bouclons (provisoirement) la série des dessous parisiens avec une dose
de sexe sans occultisme, mais avec assez de groupes, mini-groupes et
sous-groupes pour trancher une fois pour toutes la question : quand on
cherche quelque chose dans une ville comme Paris, on le trouve, même si c’est
improbable ou inquiétant.
Maryse Choisy, l’auteur d’Un mois chez les filles, est presque plus
intéressante que son bouquin. Une longue préface se charge de nous la présenter.
Femme journaliste dans une profession à 97 % masculine, chiromancienne et
diplômée de Cambridge, Maryse Choisy fait le voyage à Vienne pour se faire
psychanalyser par Freud, participe aux combats intellectuels de son temps, se
promène sur les Grands boulevards avec un lionceau en laisse, le tout sans
oublier de produire romans et reportages avec une régularité impressionnante. Dès
les années 30, elle renie ses folies de jeunesse et renoue avec le
catholicisme, et à la fin de sa vie, dans les années 70, elle écrit des livres
d’entretien avec le Dalaï-Lama.
Notre époque n’ayant inventé ni
le journalisme en immersion, ni les pratiques sexuelles inhabituelles, Un mois chez les filles est le livre
qu’elle a tiré d’une série de reportages dans le milieu de la prostitution. Là
encore, avec pas loin de 450 000 exemplaires vendus, on a affaire à un best-seller des années 20. Mlle Choisy y
joue divers rôles, femme de chambre de bordel, professionnelle à la recherche
d’un emploi répondant à ses spécialités, provinciale naïve prête à se laisser emballer
par un proxénète, et ainsi de suite…
L’enquête commence par une
virée peu réjouissante à la Préfecture de police, puis zigzague d’un chapitre à
l’autre, de salles de spectacle où tout le monde sait que les dames seules sont
des professionnelles, des bals populaires où les maquereaux traquent la chair
fraîche… Tout en bas de l’échelle, on aperçoit les « pierreuses »,
avant de remonter au sommet de la hiérarchie avec les pensionnaires du
Chabanais. La visite des bordels parisiens et de leurs homologues des petites
villes fait figure de passage obligé… L’enquête métastase ensuite dans ce qu’on
n’appelle pas encore les bars de rencontres (homosexuels et lesbiens, dans son
cas), dans les endroits où des dames bien nées peuvent rencontrer des princes
russes nés aux Batignolles (mais attention, hein, « ce ne sont pas des gigolos »), puis dans un
grouillement d’agences pas exactement matrimoniales et des journaux d’annonces
du type « colonial de passage en France cherche femme mariée pour relation
discrète ».
Au passage, il est question de
la syphilis qui terrifie certains clients mais pas tellement les filles parce
qu’elles sont sûres d’avoir « le sang fort », un peu de la police qui
surveille tout ça d’un œil d’aigle sans oublier de prendre des notes, et bien
sûr de ministres qui aiment bien les fessées[1]
(« j’ai refusé le boulot, nous
dit Maryse, je laisse ça aux électeurs »).
Comme il se doit, les clients
en prennent pour leur grade[2],
mais Maryse Choisy réserve ses coups de griffe les plus féroces aux filles. Du
haut de sa propre différence, elle leur pardonne difficilement d’être, comme
« neuf cent quatre-vingt-dix-neuf femmes sur mille » des personnes
ordinaires, qui vivent une vie banale dans un métier qui ne l’est pas, jouent à
la belote après le départ des clients, cancanent et se jalousent comme… ben,
comme tout le monde. Au bout du compte, elle juge leur ambition de bien faire
une fin, de se marier et de reprendre une vie normale « bourgeoise ».
Une parenthèse : en
plusieurs occasions, Maryse Choisy pointe le gouffre qui sépare la morale du
« grand monde », où les dames respectables
jurent et couchent comme bon leur semble, et celle du « peuple »,
où l’on s’efforce d’être « convenable », où l’on va à confesse et où
l’on fait des écarts raisonnables. C’est
finement observé, et cela m’amène à m’interroger sur la nature exacte de la
« révolution sexuelle », qui pourrait bien, au fond, n’avoir été
qu’une massification parmi beaucoup d’autres ; le XXe siècle n’en a pas
été avare.
Comme tous les grands
reporters de son temps, Maryse Choisy mentionne Albert Londres, auquel il est
difficile de ne pas penser quand on la lit. La plume n’est pas la même : Choisy
est plus littéraire que son illustre confrère et, d’une certaine manière, plus
sèche. Ses portraits, joliment brossés, n’ont pas l’humanité des personnages de
Londres. Elle a aussi un poil de snobisme « bien parisien », avec un
peu de name dropping ici et là qui
fait sourire, à presque cent ans de distance. D’un autre côté, l’immersion est
un atout dont Londres ne s’est jamais servi.
La conclusion d’Un mois chez les filles est comme il se
doit anti-bordels. Morale, hygiéniste et dans le goût du temps, elle paraît un
peu plaquée sur le reste, et certains de ses arguments en faveur de la fermeture
laissent un peu rêveurs vus d’ici. En effet, « une femme peut faire deux
mille quatre cents heures de travail et un enfant par an », des chiffres
qui ne sont pas à négliger dans une France dépeuplée où le besoin de bras se
fait sentir…
La balade étant finie, reste comme
de coutume à se demander à quoi tout cela peut servir.
Déjà, à regarder sous le
tapis. Les Années folles, époque festive et brillante, c’est sympa,
Montparnasse, le bal des Quat-z-arts, le jazz, ça fait envie. Quand on y rajoute
les souteneurs et les bordels bas de gamme à vingt passes par jour, ça reprend
sa vraie couleur, et vus en pleine lumière, les marlous qui guinchent avec les petites
provinciales ont de sales gueules.
Ensuite, la prostitution n’étant
que l’un des angles de ce bouquin, à mettre en marche vos petites cellules à
idées. Ces correspondances dans les revues spécialisées et ces agences de
rencontres où une veuve bien sous tous rapports cherche un étudiant en pleine
santé pourraient bien dissimuler quelque chose de toute à fait inquiétant,
après tout…
Éditions Stock 17 €
PS : Le volume suivant
des reportages de Maryse Choisy s’intitule Un
mois chez les hommes. Elle s’y infiltre… parmi les moines du mont Athos, en
Grèce.
[1] Je ne l’ai pas mentionné dans mon billet sur La magie à Paris, mais les ministres, particulièrement les radicaux-socialistes,
y figuraient en bonne place parmi les bénéficiaires d’envoûtements. Si vous
voulez savoir où un pays en est avec sa classe politique, ce genre de détail en
dit plus long que tous les sondages.
[2] Car les hommes obligés de payer pour coucher sont « en dehors
de la loi biologique » et doivent disparaître au nom de la sélection
naturelle.
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