Une image valant mieux qu’un long discours, voici ce que je pense
de la réédition de l’intégrale de Fantômas par les éditions Bouquins :
Lire Fantômas, c’est
comme d’attaquer ce seau de cacahuètes. C’est trop gras et trop salé, on le sait
dès la première bouchée, on se retrouve vite avec mal au cœur, mais quelque chose fait qu’on ne peut pas
s’empêcher de continuer jusqu’à l’overdose[1].
Vous voilà prévenus !
L’essentiel étant dit, passons au long discours.
Où sommes-nous ?
Donc, il était une fois un policier, Juve[2], assisté
d’un jeune journaliste nommé Jérôme
Fandor. Tous deux poursuivent, dans une ambiance de plus en plus fiévreuse,
un criminel surhumain nommé Fantômas,
alias l’Insaisissable, le Tortionnaire, le Maître de l’effroi, le Roi de
l’épouvante et j’en passe et des plus croquignolets. Fantômas a une maîtresse, la belle lady Beltham aux cheveux d’or, qui
oscille entre le crime (par amour) et l’horreur (mais Fantômas ne la lâche
pas). Plus tard dans le cycle, on découvre que le monstre a aussi une fille, Hélène, à qui son assassin de père fait
horreur, et qui tombe amoureuse de Fandor.
Autour de ce quinquette gravite un vivier de personnages récurrents,
dans lesquels les auteurs puisent selon les besoins, inspecteurs de la Sûreté,
voyous au service de Fantômas ou victimes à répétition de cambriolages de plus
en plus élaborés.
Voilà, l’essentiel est dit. Il n’y a plus qu’à disposer ces petits
pantins mécaniques dans un lieu familier (Paris) ou exotique (Londres, Monaco,
l’Allemagne ou l’Afrique du sud), à remonter les clés qui dépassent de leurs
dos, et à les regarder s’agiter et entrer en collision les uns avec les autres.
Pour pimenter le jeu, n’oubliez pas d’ajouter des postiches. Fantômas est aussi l’homme aux
mille visages, capable de mener en parallèle trois ou quatre existences sans
attirer le moindre soupçon, et Juve est à peine moins doué. Ménagez aussi des coups de théâtre fréquents, en
puisant dans le bric-à-brac du roman populaire du XIXe siècle ou en
anticipant sur – voire en fondant – celui du XXe siècle. Enfin,
terminez votre volume par un suspense
final, du type « Sans doute le Skobeleff gagne la haute mer… mais le cuirassé russe
a pour chef suprême, à son bord, le plus redoutable capitaine qui soit au
monde ! Car le Skobeleff est
désormais commandé par qui ?... par Fantômas ! »
Ignorez superbement les conventions de genre. Faites de certains
romans des histoires policières, d’autres des affaires d’espionnage, de
quelques-uns des récits d’aventures exotiques, et changez de registre quand bon
vous semble, y compris à l’intérieur même d’un roman. Injectez du macabre, avec
des morceaux de cadavres baladeurs et des mises à mort atroces, et de la
comédie avec des personnages secondaires un peu ridicules. Variez les points de
vue en mettant de plus en plus souvent Juve et Fandor sur la touche pour
centrer la narration sur Fantômas.
Emballez tout ça dans un style très feuilletonnant, avec de
constants rappels aux épisodes précédents tout comme aux chapitres tout juste
bouclés, à l’usage du lecteur distrait. Autorisez-vous des envolées très « Belle
époque ». Si vous reculez devant des ouvertures de chapitres comme
celle-ci, Fantômas n’est pas pour
vous :
« Cette nuit d’horreur
et de drame, qui s’était aggravée en outre des maléfices d’une effroyable
tempête, s’achevait cependant, dans le calme relatif, dans la lassitude des
êtres humains et des éléments.
Il semblait qu’après les
désastres et les cataclysmes qui venaient de se produire, chacun aspirait à une
trêve, et c’était dans le silence succédant au brouhaha de la nuit que
s’esquissaient à l’horizon les premières lueurs d’une aube terne et
incertaine… »
Fantômas !
Qui est Fantômas ? Il
y a peut-être des révélations dans les vingt volumes qui me restent à lire,
mais à ce stade, on s’en fout, on lui connaît une identité « de
base » dès le premier roman, mais il quitte la normalité très vite, pour
évoluer dans ce qui sera plus tard la sphère des super-vilains : soit il
est déguisé et insoupçonnable, soit il veut être reconnu et porte un masque.
Que veut Fantômas ? De
l’argent, beaucoup. L’amour de lady Beltham et d’Hélène. La peau de Juve et
Fandor, qui n’arrivent jamais à l’arrêter complètement mais font régulièrement
échouer ses plans. Et tuer des gens, aussi. Il aime ça, surtout quand il peut
raffiner la mise à mort. Un auteur moderne aurait employé des mots comme
« sociophathe mégalomane » et tartiné sur sa psychologie. Souvestre
et Allain, issus d’un temps plus simple, parlent de « monstre »[3].
Que fait Fantômas ? C’est
là que la série devient intéressante, parce que notre homme n’opère pas selon
des critères normaux. Il voit grand, envisage des solutions bizarres à des
problèmes simples, et ne recule devant rien.
Prenons la situation suivante : Fantômas enfermé sur un paquebot avec
Juve. Ils se sont repéré l’un l’autre et ont conclu une trêve jusqu’à ce qu’ils
touchent terre. Fantômas veut débarquer et s’assurer qu’il ne sera pas suivi.
Que feriez-vous ? Fantômas inocule
la peste aux rats du bord, veille à ce que l’épidémie se propage et change
le navire en charnier. Ensuite, il fuit à la nage alors que Juve est immobilisé
au port par la quarantaine. Quoi de plus simple ?
Un peu d’histoire éditoriale
Sortis d'un jet à un rythme mensuel entre 1911 et 1913, les trente-deux romans du cycle de Fantômas n’avaient plus été réédités en version intégrale depuis…
1932. Bouquins accomplit un bel effort en les republiant dans leur état
d’origine, parce que tout ce que les lecteurs avaient eu l’occasion de se
mettre sous la dent depuis cette époque était partiel (au mieux vingt volumes)
et tronqué par des éditeurs qui estimaient que les dialogues et les notes
d’atmosphère sur la Belle époque ennuieraient leurs lecteurs.
Lorsque j’avais mis le nez dans Fantômas
dans les années 80, cette politique qui consistait à ne pas respecter ce
que l’on publie m’avait convaincu que MM. Souvestre et Allain étaient d’illisibles
charlatans. Je sors de la lecture des trois premiers volumes du cycle – cinq
sont parus, et il en comptera huit, comportant chacun quatre romans – avec
une opinion nettement plus nuancée. Je comprends aussi mieux pourquoi ils se
vendaient à des centaines de milliers d’exemplaires chaque mois (600 000
exemplaires pour les premiers, et encore 120 000 lorsque la série
s’arrête, usée), mais j’y reviendrai un peu plus loin.
Souvestre et Allain ont donc mis trois ans pour
écrire trente-deux volumes de trois cents pages chacun (précisons : trois
cents pages chez Bouquins, une collection qui ne fait pas précisément dans le diaphane et
l’aéré). Même à deux, l’exploit paraît surhumain.
Leur méthode de travail mérite un coup de projecteur. Les deux
auteurs, habitant dans le même immeuble à deux étages différents, se mettent
d’accord sur une histoire, se répartissent les chapitres, et dictent quatre à
cinq heures par jour, soit à un pool de dactylos, soit à un outil de haute
technologie : un phonographe, qui enregistre des cylindres de cire… de
cinq minutes, qu’ils passent ensuite aux dactylos.
Une fois qu’ils ont terminé, en
dix jours, ils remettent les chapitres en ordre, et envoient la copie à
Fayard, qui publie tel quel – et non sans que ses typographes y aient rajouté
leur quota de fautes. Après ça, ils prennent une petite pause, et en route pour
le volume suivant, parce qu’il faut en sortir un par mois. (Deux, en fait, parce qu’ils menaient d’autres séries en
parallèle, que Souvestre soit mort d’une crise cardiaque après quatre ans de
ce régime n’est pas bien étonnant.)
Compte tenu de ces conditions d’écriture, Fantômas, qui apparaît comme un vaste foutoir à un tout individu
rationnel, s’avère en réalité impressionnant de cohérence[4].
Certes, il y a des erreurs, comme dans ce volume où l’action saute du samedi 19
novembre au dimanche 21. On sourit à certains gags involontaires, par exemple
lorsque Fandor, aux prises avec un scaphandrier, le saisit… par le cou et
entreprend de l’étrangler. On s’interroge sur la manière dont Fantômas devenu
commandant de cuirassé russe, communique avec ses officiers alors qu’il ne parle pas russe (on le
découvre plus tard, lorsque, déguisé en tsar, il…) Mais l’ensemble supporte le
choc, Souvestre et Allain ayant pour politique « le mépris le plus excessif pour la vraisemblance, la crédibilité
et cependant le sens d’une certaine
plausibilité » et « l’explication
des moindres faits ». Si l’explication ne tient pas debout, tant pis,
elle existe, et la plupart des lecteurs n’y regarderont pas à deux fois.
Nos deux auteurs, journalistes avant de devenir écrivains,
exploitent l’actualité, stockent des faits divers qu’ils réarrangent à leur
sauce, et puisent à tour de bras dans leur environnement. La ligne A du métro
Nord-sud est inaugurée ? Deux mois plus tard, Fantômas va y voler un train
et provoquer une catastrophe ferroviaire sous la place de la Concorde !
Pour leurs contemporains, les Fantômas devaient
être des thrillers dont
l’environnement réaliste formait un contraste saisissant[5]
avec les méfaits du monstre. Lus à plus d’un siècle de distance, ils sont
devenus un reportage sur le crépuscule de la Belle époque, un temps où
d’inquiétants « apaches » rôdaient dans l’imaginaire des braves
bourgeois et où un voyage en voiture était une aventure (et où l’on recommande
à son chauffeur « d’emporter les pièces de rechange » si on fait plus
de cinquante kilomètres).
Qui plus est, préfaciers et commentateurs apportent des
informations de contexte bienvenues là où on aurait un doute sur la valeur du
franc, les coutumes oubliées et ainsi de suite. C’est très bien. En revanche,
ils ne reculent pas devant le spoiler (je vous conseille de ne lire les
préfaces qu’après les romans).
J’ajoute, parce que j’ai mauvais esprit et peu de respect pour
l’intelligence, que ces excellents éditeurs sombrent parfois dans le comique
involontaire, par exemple en dissertant gravement sur la manière dont Souvestre
et Allain s’impliquent dans la rivalité des colonies anglaises et françaises à
l’occasion d’un épisode situé… dans une Afrique du Sud de carton-pâte, où l’on
croise entre autres un guérisseur indigène prénommé Sosthène. Bel effort, mais j’ai
comme l’impression que chercher à enfermer Fantômas
dans des grilles de lecture économiques, raciales ou politiques revient à
vouloir étudier la maïeutique chez Patrick Sébastien ou à traquer le
narrativisme dans Le Réseau divin.
Oh, à propos de jeu de rôle : ça y ressemble aussi pas mal.
Par instants, on a l’impression que les deux auteurs sont des co-MJ qui se
lancent des défis et jouent de la surenchère de scène en scène. À d’autres, on
a la sensation d’une improvisation un peu poussive, avec beaucoup de
récapitulatifs de ce qui s’est passé, qui donne l’impression que l’auteur
cherche un point sur lequel rebondir. Quant à l’oralité, elle se traduit
régulièrement par des rafales de questions qui, si elles étaient au style
direct, seraient à leur place autour d’une table. Enfin, les personnages ont le
même genre de psychologie sommaire que le PJ de base.
Et donc ?
Fantômas est un cycle gigantesque et foutraque, reposant en partie sur les
ressorts fatigués de la littérature populaire du XIXe et inventant
en partie celle du XXe siècle. Pas étonnant que les surréalistes
aient été séduits par sa modernité,
même si elle est moins apparente aujourd’hui[6].
Son style a beau être parfois indigeste et ses intrigues
étrangement bancales, Souvestre et Allain déploient une énergie et une
inventivité formidable, jettent des monceaux d’idées en l’air sans trop se
soucier de la manière dont elles retombent, enchaînent les scènes choc… Bref, c’est
une mine d’or que j’ai méconnue jusqu’ici. Sur ce, je vous laisse, je vais
acheter les deux volumes suivants ! Et des cacahuètes.
• Volume 1 : Fantômas, Juve contre Fantômas, Le Mort qui tue, L’Agent secret.
• Volume 2 : Un roi prisonnier de Fantômas, Le Policier apache, Le Pendu de Londres, La Fille
de Fantômas.
• Volume 3 : Le Fiacre de nuit, La Main coupée, L’Arrestation
de Fantômas, Le Magistrat cambrioleur.
30 € pièce.
[1] Et dans les deux cas, on peut constater des
allergies violentes.
[2] Dont le prénom semble être « inspecteur »,
parce qu'après douze volumes, les auteurs ne se sont toujours pas souciés de lui en
donner un autre.
[3] On peut aussi le voir comme un « patron voyou », qui
escroque ou assassine régulièrement ses comparses.
[5] Tant que l’on reste dans des endroits connus des
auteurs.
[6] En bonus, un lien vers la Ballade de Fantômas, de
Robert Desnos : http://www.unjourunpoeme.fr/poeme/complainte-de-fantomas
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RépondreSupprimerCa fait cher l'archéologie littéraire, je me contenterai de l'adaptation en pièce radiophonique (trois épisodes de mémoire) scénarisée par Xavier Mauméjean.
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