Je sais, vous vous demandez bien pourquoi on fait toute une tartine de
la mort de cet Umberto Eco, un médiéviste milanais biclassé
sémiologue/oulipien. Il faut un peu voyager dans le temps pour comprendre.
Imaginez une sous-préfecture endormie. Un palais épiscopal reconverti en
bibliothèque avec dans son jardin, des vestiges romains aux inscriptions
mangées par le temps. À l’heure où d’autres s’initiaient aux filles, je venais
d’acheter un livre intitulé Nephilim.
C’était plus qu’un jeu de rôles : c’était un point d’entrée vers plusieurs
centres d’intérêt qui allaient m’occuper l’esprit pendant des années. Ça
parlait de kabbale, d’alchimie, des Templiers, d’Akhenaton, de Fields of
Nephilim… J’ai tout avalé d’un coup, cul sec. Moi qui était nunuche
musicalement avec mes albums de Goldman et Renaud, ne voilà-t-il pas que je
changeais de caste en me mettant à écouter du Dead Can Dance.
Et Umberto Eco, donc. Une bibliothécaire avait mis son Nom de la Rose en évidence sur une
étagère, à portée du regard des usagers des lieux. Je me suis souvenu que
j’avais lu son nom dans Nephilim, et je me suis précipité sur le roman. Cette
claque. Des citations non traduites en exergue des chapitres. Des
considérations sur des hérésies oubliées. Adso de Melk en qui je me suis
reconnu tout au long de ma lecture. Guillaume de Baskerville, qui par son
érudition était le prolongement de l’auteur dans le roman. Ces meurtres incroyables.
Ces énigmes. Ce labyrinthe… Non seulement le roman s’appuyait sur des
thématiques qui me parlaient, mais en plus il s’articulait sur des principes
narratifs qui étaient le sel du jeu de rôles. Baskerville et son dark secret qui se révélait petit à petit.
Ce huis-clos rythmé par les heures monacales. Le coup du livre interdit.
C’était un condensé de toutes mes obsessions du moment. Combien de fois
avons-nous depuis lors essayé de recréer, vainement, cette ambiance ?
Et paf, juste après, Le Pendule
de Foucault. Cette fois-ci l’érudition se faisait encore plus moqueuse en
me démontrant justement que tout ce qui m’avait fait saliver dans Le Nom de la Rose était une recette
vieille comme le monde. Tout est dans tout car nous sommes assez gogos pour le
croire.
Bon, je ne vais pas vous faire de la réclame pour chacun des romans,
mais tous m’ont enrichi à leur manière. Je suis nostalgique de la campagne
italienne menacée par le fascisme à cause de La Mystérieuse flamme de la Reine Loana. Le Cimetière de Prague reste et restera d’actualité tant qu’il y
aura des imbéciles pour croire en la haine. Le royaume du prêtre Jean sera
votre grâce à Baudolinau.
La force d’Eco, c’est un gai savoir, pas au sens nietzschéen mais
vraiment l’amusement dans la connaissance. J’ai jamais vu un auteur s’amuser
pendant plusieurs pages sur une scène de piratage informatique pour en arriver
à des théories sémiotiques sur le Vrai Nom de Dieu, puis de la programmation en
Basic (c’était les années 90) à base de permutation de signes pour finalement
proposer une solution moqueuse au lecteur. C’était ça, Eco : un vieux
monsieur rigolard qui vous apprenait plein de choses. D’ailleurs, la suite
logique, après ses romans, a été pour moi de lire ses recueils de chroniques,
qui sont la parfaite illustration de ce plaisir de rire. Elles sont le plus
souvent hilarantes, parfois édifiantes, et c’est un excellent moyen de
découvrir l’universitaire qu’il était sans pour autant s’attaquer à ses livres
théoriques le plus ardus. Prenez Comment
voyager avec un saumon, c’est de l’or en barre.
Après, quand vous aimez Eco d’amour, vous vous retrouvez à lire ces ouvrages
de sémiologie sans vous en rendre compte. Enfin, si, vous le savez assez vite,
car ce sont des ouvrages qui vous dépassent intellectuellement, mais il en va
de la quête de sapience comme de la musculation : no pain, no gain.
J’ai regardé : vingt livres de ma bibliothèque sont orphelins
depuis cette fin de semaine. Je n’ai consciemment appliqué aucun des principes
de Lector in Fabula depuis que je me
suis en tête d’être romancier, mais ils font partie de ma trousse à outils
inconsciente. Chaque fois que je dois traduire un texte, je repense à Dire presque la même chose, un bouquin
où Eco parlait de son expérience de traducteur. J’ai donc l’impression de m’être
construit autour de son œuvre, en quelque sorte. Je suis loin de pouvoir
prétendre être un de ses disciples, et pourtant c’est incontestablement un
mentor pour moi. Y’a des marxistes, des bourdieusards, des pratchettiens… Je
fais partie des umbertistes, un mouvement assurément pas dogmatique.
Ce matin, j’ai l’impression d’être le Adso de Melk de la fin du Nom de la Rose. Il a bien vieilli, il
sait que son maître Guillaume n’est plus. Et il y a encore entre eux cette dette
impayable. Parce que ce satané franciscain lui a appris le principe du rasoir d’Ockham,
que les hérésies ne sont que des religions perdantes et qu’il faut faire
attention quand on lèche ses doigts pour tourner les pages d’un livre.
Un truc qui me laisse super admiratif dans Le Pendule, c'est que la scène du piratage au tout début et son ironie résume TOUT le roman. Eco te prévient de ce que son roman sera, mais tu ne le sais pas encore !
RépondreSupprimerbrvo pour ce magnifique texte hommage... Je me suis retrouvé dans chacun de vos mots... j'aurai voulu écrire un tel texte car Umberto m'a aussi formé, formaté, fait grandir, fait l'homme que je suis... Bravo !
RépondreSupprimerC'est totalement ça. Bravo bel hommage !
RépondreSupprimerLe seul écrivain dont la mort m'ait émue. Ciao maestro. Vous m'avez fait aimer le Moyen Age, les mots, le gai savoir. J'ai versé quelques larmes sur mon vieil exemplaire du Nom de la Rose qui désormais témoignera par quelques tâches de mon respect
RépondreSupprimerJe me retrouve dans ton texte, même si je n'ai pas encore fait le tour de toutes ses publications. Eco était pour moi ce savant passionné par la vie dans toutes ses dimensions ! Je crois que c'est le premier écrivain dont je pleure la disparition.
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