Le 13 octobre 1131
fut un jour funeste pour le royaume de France. Dans les faubourgs de Paris, un
cochon errant effraya le cheval de Philippe, le fils aîné du roi Louis VI. Les
détails de l’accident sont flous, mais que le jeune roi[1]
se soit fracassé le crâne en tombant ou qu’il ait été écrasé sous son cheval, il
fut mortellement blessé. Il avait quinze ans.
Voilà pour l’événement, qui tient
en quelques lignes.
Il faut environ 200 pages à Michel
Pastoureau pour en explorer les conséquences. Le roi tué par un cochon n’est pas une lecture linéaire, il se
déploie dans une demi-douzaine de directions. Et même si c’est un ouvrage
érudit, il est servi par une écriture limpide et ne lasse jamais son lecteur,
que celui-ci soit ou non passionné d’histoire médiévale.
Il embrasse aussi bien la
symbolique que les rapports entre l’homme et les animaux, l’héraldique que
l’histoire des mentalités, l’évolution des prénoms royaux que le rôle de
l’abbaye de Saint-Denis comme nécropole royale, entre beaucoup d’autres sujets.
La première constatation et
la plus importante : les gens du XIIe siècle ne sont pas
des « nous » empaquetés dans des costumes de GN, qui parlent comme
Jean Reno dans Les Visiteurs. Ce sont
des gens aussi brillants que vous et moi, mais qui raisonnent selon des
catégories mentales différentes, informées par un bagage culturel qui n’est
plus le nôtre.
Ce qui m’a le plus frappé, et
de loin, est leur rapport aux faits. Au
XXIe siècle, nous sommes tous drogués de réalité. Il nous faut
du concret, des chiffres, des témoignages… Les auteurs médiévaux présentent
comme des « faits » des symboles dont la lecture n’est plus
immédiate. Comme l’explique en substance Michel Pastoureau, si un manuscrit dit
qu’Untel est parti avec douze compagnons, c’est peut-être « vrai » au
sens que nous donnons à la vérité… ou c’est peut-être juste un rappel
symbolique. Cependant, c’est peut-être quand même « vrai », pour peu
qu’Untel ait voulu donner une dimension symbolique à son départ…
Mais revenons à nos moutons,
ou plutôt à notre roi mort. À notre époque, une princesse qui s’éparpille dans
le tunnel de l’Alma est un fait divers qui inspire ironie ou compassion, et pas
grand-chose de plus. Il y a neuf cents ans, l’idée qu’un roi oint et sacré puisse
être victime d’un animal impur – sans doute le plus impur de la Création, en
tout cas dans nos régions[2]
– représente une effroyable rupture dans l’ordre naturel des choses. Une mort
au combat ou à la chasse aurait été classée comme « accident » par
les contemporains, mais là, tout le monde pense à un châtiment divin pour les
péchés des deux précédents rois de France, Philippe Ier et Louis VI[3].
Pire, une telle mort est
« infâme », scandaleuse et de nature et souiller une lignée
capétienne qui, à l’époque, n’est pas tellement prestigieuse. Il convient donc
de réparer. Louis VI commence par faire couronner son fils Louis le Jeune par
le pape en personne, et à l’associer au trône. Ensuite, il engendre un nouveau
fils, baptisé Philippe comme son frère défunt, qui entrera en religion. Ceci
fait, pendant toute la fin de son règne, il multiplie les gestes de dévotion et
règle ses contentieux avec l’Église.
Hélas, il semble que ce ne
soit pas suffisant : son successeur, Louis VII le Jeune, enchaîne les décisions
hasardeuses, s’embarque dans une Deuxième croisade qui tourne à la catastrophe et
connaît des déboires conjugaux avec Aliénor d’Aquitaine dont les répercussions
pèseront sur l’histoire de France pendant des siècles.
Cela nous amène à l’hypothèse
la plus intrigante du livre : la mort ignoble du roi Philippe aurait
été l’une des raisons qui auraient poussé son frère Louis VII à placer le
royaume sous la protection de la Vierge… avant de s’approprier peu à peu ses
emblèmes, la couleur bleue et les fleurs de lis, et de les intégrer dans un
système héraldique en plein développement. Le processus, commencé vers 1150,
n’arrivera à son terme que sous Philippe Auguste, soixante ans plus tard.
Au détour d’un développement
sur les armes de France, le lecteur apprend que jusqu’au XVIIIe
siècle, des érudits soutenaient que les fleurs de lis dataient de Clovis, qui
aurait remplacé sa targe « ornée de crapauds » par un écu fleurdelisé
après son baptême[4].
La chronique royale ne
représente qu’une partie de l’ouvrage, et pas forcément la plus stimulante. Il
est aussi beaucoup question d’animaux – le porc assassin d’abord, qui, contrairement
à ce que l’on pourrait croire, ne sera pas inquiété, les procès d’animaux étant
encore inconnus en 1131. Les cochons en général, ensuite, animaux à la fois
indispensables, omniprésents… et méprisés. Il est aussi longuement question de
la différence entre porcs et sangliers, de l’évolution du statut de ces
derniers, qui passent peu à peu d’animal royal à « bête noire »
effrayante.
Au passage, les amateurs
d’uchronie noteront que la mort du roi Philippe forme un point de divergence
majeur, et que le porcus diabolicus a
aussi transformé l’histoire européenne en profondeur. Philippe avait été éduqué
pour être roi, son frère Louis VII aurait dû être moine et a eu beaucoup de mal
à régner. S’il avait vécu, c’est Philippe qui aurait épousé Aliénor
d’Aquitaine, ce qui aurait peut-être évité le divorce royal suivi du remariage
d’Aliénor, entraînant la création d’un empire Plantegenêt allant des Pyrénées à
l’Écosse… Bref, à un cochon près, nous entrions dans un autre monde.
Au-delà du fait divers, Le roi tué par un cochon est une
passionnante leçon sur les mentalités,
et la difficulté qu’il y a à raisonner « comme » des gens dont nous ne
savons plus grand-chose.
Comme le disait à peu près
Laurent Henninger, c’est un livre que tout rôliste se doit d’avoir dans sa bibliothèque.
Seuil, collection La
Librairie du XXIe siècle, 21 €
[1] Sacré à Reims deux ans plus tôt, selon la coutume
des premiers Capétiens qui associaient leur fils au trône, Philippe était bien
roi et devrait être connu sous le nom de Philippe II, mais il a disparu des
listes aux alentours du XVIe siècle.
[2] La notion d’animaux impurs nous vaut une
digression passionnante sur les singes, perçus par les auteurs médiévaux comme singeant l’humanité… une idée qui,
moyennant un détour par le latin, a donné la racine de mots comme
« simiesque ».
[3] En bons Capétiens, tous deux étaient goinfres,
avides et luxurieux… ou pas, puisque leurs portraits sont, eux aussi,
symboliques.
[4] Pastoureau en profite pour exécuter poliment
quelques hypothèses modernes et hasardeuses, du type « les fleurs de lis
représentent le trident de Poséidon, et donc une filiation atlante », dont
certains meneurs de jeu pourraient faire leur miel. Quant à moi, je rebondirai
volontiers un de ces quatre sur l’idée d’une monarchie liée aux crapauds.
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