Épisode 45
Numéro 127 et 132 de la collection Fantastique / SF / Aventure
(1985)
Le découpage des aventures de Steve Harrison en deux volumes n’étant
dû qu’aux contraintes éditoriales de NéO, j’ai opté pour un seul billet.
Au début des années 30, Robert Howard tenta de percer sur le marché
des pulps policiers, au moins aussi
vaste et juteux que celui des pulps fantastiques
grâce auquel il s’était lancé.
Pour cela, il lui fallait un personnage, ce fut l’inspecteur Steve
Harrison, chargé de faire régner l’ordre dans River Street, le quartier
asiatique d’une grande métropole. Harrison est donc « le Blanc
incompréhensible qui fait respecter les lois incompréhensibles de sa
race ».
Howard a dû le percevoir comme un échec. Il n’aime pas les
histoires policières, le droit et les procédures ne l’intéressent pas, mais il
essaye… et se heurte à des refus ou à des magazines qui ferment avant d’avoir
publié ses textes. Résultat, la plupart de ces histoires ont dormi trente ou
quarante ans dans un tiroir avant de voir le jour.
Howard s’est-il donné les moyens de réussir dans le genre
policier ? C’est une bonne question. Les héros howardiens sont des loups
solitaires violents et dotés d’une moralité toute personnelle, autrement dit
l’antithèse d’un policier – même les sociopathes les moins fréquentables
d’Olivier Marchal font encore vaguement attention à leur hiérarchie et évitent
les massacres, qui génèrent trop de paperasses. En bonne créature de Robert
Howard, Harrison travaille seul, ignore les procédures et économise des frais
de bourreau à l’État quand on lui résiste. Son chef est une abstraction à qui
il fait des rapports laconiques au téléphone. Il lui arrive de mobiliser des
agents en uniforme si besoin, mais la plupart du temps, il se débrouille avec
un flingue ou ses poings, et cède souvent à des accès de violence howardiens au
possible. Bref, c’est Conan le Barbare en trench-coat.
Vu avec le recul et sans s’encombrer du cahier des charges de Super-Detective Stories ou Strange Detective Stories, le résultat
est éminemment consommable, à condition d’aimer les sociétés secrètes
chinoises, les joyaux perdus, les vendettas, les poisons qui rendent fous, les
meurtres bizarres et les repaires souterrains. Les histoires sont trop
strictement policières et trop courtes pour que la comparaison soit pleinement
opérante, mais par instants, j’ai pensé à Harry Dickson – ceux de Jean Ray,
bien entendu.
Steve Harrison et le maître des morts
• Le peuple du serpent se
déroule dans le Sud-ouest des États-Unis, et plus précisément dans un marécage
peuplé d’individus en délicatesse avec la justice. Parmi eux, un assassin
chinois que traque Steve Harrison. Cette courte histoire offre aux lecteurs du
vaudou, des meurtres, des alligators et un petit arrière-goût de déjà-vu…
• Le maître des morts est
la première des deux aventures où Steve Harrison, flanqué d’une pépée nommée
Joan La Tour, affronte le terrible Erlik Khan, soigneux décalque du diabolique
Dr Fu Manchu. Or donc, le quartier chinois dissimule une horde mongole, un Druze
syrien qui a abusé du lotus noir s’embarque dans une vengeance hallucinée, des
caisses pleines de brigands chinois en catalepsie servent d’élément d’ambiance,
et on se marre bien.
• Les noms du Livre noir
est la suite directe du Maître des
morts. Erlik Khan est mort – mais est-il bien mort ? Peu importe, cela
ne l’empêche pas de se venger de Steve et de Joan. Celle-ci se fait protéger
par Khoda Khan, assassin afghan en cavale de son état. Sa présence change la
fin de la nouvelle en concours d’ultra-violence entre Khoda et Harrison (qui
prend l’avantage grâce à un casse-tête mongol, avant d’être battu au
finish par l’emploi judicieux d’un bâton de dynamite[1]).
• Les dents de la mort
nous parle de poison exotique, d’un seigneur de la guerre chinois et de son
influence à River Street, d’un criminel à la nationalité incertaine nommé
Yarghouz Barolass – et de dents en or, bien sûr. C’est une lecture plaisante, qui
renferme une idée superbement nawak que je ne déflorerais pas, mais il lui
manque une dose de folie furieuse pour arriver au niveau des deux nouvelles
précédentes.
• Le mystère de
Tannernoe Lodge n’est que partiellement de Robert Howard : elle fut
terminée par un certain Fred Blosser. Cela ne se ressent pas. Harrison, invité
par un explorateur qui craint pour sa vie, se retrouve piégé dans un huis clos
délirant, avec des cadavres dans tous les coins, des passages secrets, des assassins
maronites en mission, etc. Vite lu et complètement récupérable en jeu de rôle à
condition de la faire jouer au rythme d’un Tex Avery, ou de la séquence
asiatique des Barbouzes.
Steve Harrison et le talon d’argent
• La lune noire
commence par un meurtre original et se poursuit par une « enquête » qui
ne s’embarrasse pas de complications inutiles – l’histoire compte trois
personnages : Harrison, la victime et un « témoin ». Elle se
conclut par une chute rigolote, que je n’avais pas vu venir. C’est une bonne
petite histoire, mineure mais plaisante.
• La maison du soupçon
nous sort de River Street pour nous expédier dans un coin perdu du Sud-est des
États-Unis, où Harrison se rend pour récupérer un témoin. Comme de bien
entendu, il tombe sur des complications à tiroir. Le coupable se devine vite,
mais on se laisse gentiment porter.
• Le talon d’argent nous
renvoie à River Street, pour la plus complexe et la plus ambitieuse de toutes les
enquêtes de Steve Harrison. C’est aussi la seule où apparaissent des notions policières
comme les empreintes digitales et la balistique. Les cadavres s’accumulent, on
voit passer des hommes de loi véreux, un garde du corps malchanceux, un
mandarin modérément maléfique, une vamp qui finit mal, un journaliste collant…
À un moment donné, on renonce à chercher à comprendre et on attend que Steve
fasse son boulot et démasque l’assassin, qu’on a repéré au bout de trente
secondes.
• La voix de la mort
nous apprend que Steve Harrison n’est pas immunisé contre la plaie des
détectives de fiction : même quand ils sont en vacances, il leur tombe du
boulot sur le dos. Cette courte histoire n’a pas beaucoup d’intérêt par
elle-même, en dehors de nous sortir des chinoiseries périljaunesques. Au bout
d’un moment, l’encens, les dragons et les mandarins diaboliques, ça fatigue.
• Steve Harrison et… est
un simple synopsis de deux pages. Si elle avait été rédigée, notre héros aurait
volé au secours d’une ancienne amie dont le mari était accusé de meurtre. Tel
quel, c’est un document intéressant sur la méthode de travail de Robert Howard.
• Les rats du cimetière clôt
le recueil en beauté. Cette courte histoire est un morceau de bravoure macabre,
qui empile démence, tête coupée baladeuse, rats anthropophages, fantôme indien
et vendetta en à peine trente pages (assez aérées). Dans les années 50, elle aurait
pu donner un joli petit conte du Gardien de la crypte, une fois convertie en BD.
Sous forme de nouvelle, le résultat est bizarre : on a l’impression que
Robert Howard, possédé par l’esprit d’Edgar Poe, a entrepris d’écrire un
scénario pour Scoubidou.
Au bout du compte, les deux recueils se tiennent bien, sans grosse
faiblesse. Je vous les conseille sans réserve, à condition d’aimer Robert
Howard, l’exotisme rétro tendance « péril jaune », ou les deux.
À propos de péril jaune, si je vous en parle, c’est parce que Samuel
Tarapacki cite Steve Harrison parmi les inspirations des Cinq supplices. Comme les deux volumes dormaient sur mes étagères
depuis des années, j’ai décidé d’aller y voir. Et donc, merci Samuel, à la fois
pour l’inspi et pour la campagne !
[1] Et d’un somptueux « oui, et… » de la part d’un auteur-MJ
compréhensif, ou d’un méga-succès critique, selon la manière dont vous
formalisez les choses.
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