Invité dans l'excellent podcast (anglophone) Backstory, l'auteur de Fall of Magic précisa sa philosophie de créateur de jeux en utilisant une analogie que je trouve particulièrement éclairante. Selon lui créer un jeu de rôle revient à construire un ensemble de contraintes créatives qui s'appliqueront aux joueurs pendant la partie, ces contraintes doivent être subtiles mais amener les joueurs dans des directions précises. Au fond le travail de l'auteur est comparable à celui du parent d'un jeune enfant qui doit inciter ce dernier à faire ses lacets. Pour se faire obéir il est souvent plus efficace de donner l'illusion du choix à l'enfant en lui demandant s'il préfère mettre ses chaussures lui même ou s'il veut qu'on l'aide.
On comprend mieux alors l'ennui ressenti en jouant à Fall of Magic. Ce dernier étant symptomatique d'une école de game-design qui considère les joueurs comme des enfants et préfère circonscrire le déroulement de la partie par un usage systématique de consignes narratives à destination des joueurs plutôt que de faire confiance au caractère émergent du récit produit lors d'une partie de jeu de rôle. Bref d'un jeu qui veut absolument que nous mettions nos lacets mais qui est prêt à nous laisser décrire comment nous allons nous y prendre.
L'envie d'avoir envie
Il y a pourtant de beaux compliments à faire au jeu qui accomplit bien des prouesses créatives et éditoriales. Fall of Magic est un jeu basé sur le voyage dans un univers qui évoque la fantasy tolkienienne. Les personnages vont devoir accompagner un mage accomplissant un long périple dans un monde peu à peu abandonné par la magie. Le jeu représente le monde au sein duquel se déroule l'aventure par une grande carte imprimée sur un rouleau de tissu à dérouler au centre de la table de jeu. L'objet est magnifique (ce qui a un coût : acheter et se faire livrer le jeu en France coute environ 90 euros) et très agréable à manipuler. Les usages du rouleau s'avèrent souvent particulièrement astucieux : on peut notamment être amené à retourner la carte pour explorer des souterrains imprimés au dos du rouleau et le fait de visiter certaines îles amène à tirer aléatoirement des petites cartes supplémentaires les représentant.
Ainsi Fall of Magic est un jeu qui s'inspire de la démarche de jeux de société tels que le Tokaido d'Antoine Bauza qui nous raconte une histoire au travers de son matériel de jeu. Il le fait d'une façon d'autant plus remarquable qu'il parvient à transmettre une ambiance très marquée, à la fois poétique et champêtre alors qu'il n'est livré qu'avec un très court livret de règles. Il n'emprunte donc pas seulement aux jeux de plateau leur usage d'un matériel de jeu : il partage leur capacité à transmettre l'information nécessaire pour jouer avec très peu de textes explicatifs (il est à noter que le jeu existe dans une version traduite en français).
Le jeu qui veut être ton papa
Utilisant un objet ludique magnifique et astucieux, Fall of Magic est en surface irréprochable. Il n'est malheureusement pas aussi convainquant une fois la partie lancée...
Pour le comprendre il faut se pencher sur le fonctionnement global du jeu : les joueurs -il n'y a pas de meneur de jeu- sont amenés à déplacer des pions représentant leurs personnages sur la carte. Ils ont parfois le choix du chemin à prendre mais la carte en elle-même n'offre qu'un nombre limité de parcours possibles.
A chaque déplacement d'un pion le joueur doit produire un bout de récit. Ce qu'il doit raconter est cependant fortement contraint : à chaque emplacement sur le plateau correspond un court texte d'indications sur ce qui doit être décrit. Ces textes s'avèrent souvent extrêmement directifs : s'arrêter sur un fontaine oblige à parler du reflet de son visage observé dans l'eau, entrer dans la salle d'un château implique de parler d'une "beauté repérée au milieu d'un troupe de danseurs"...
La quasi-totalité des mécaniques de jeux fonctionnent sur cette nécessité de suivre les consignes descriptives que le joueur peut lire sur le plateau.
Ce déroulement extrêmement rigide donne l'impression de jouer à un jeu qui pourrait fonctionner sans nous. On doit certes générer des bouts de narration mais ce qu'on raconte n'a finalement aucune importance sur le déroulement de la partie. Pire ce que le jeu nous demande de décrire n'a parfois aucun lien avec ce qui a été décrit précédemment. Vous aviez construit votre personnage comme un pacifiste ? Le jeu pourra malgré tout vous demander de décrire "la vie que vous prenez" juste parce que vous avez décidé de visiter un emplacement de la carte...C'est extrêmement frustrant et nous place dans une position de narrateur-acrobate aussi inconfortable qu'inintéressante.
Absence of Magic
Au final on se retrouve à produire péniblement des petits bouts de récits décorrélés et rarement passionnants. On peut cependant prendre un peu plus de plaisir avec le jeu en supprimant certaines de ses contraintes narratives (en considérant que les textes descriptives ne sont pas tant des consignes que des éléments dont on peut s'inspirer). Mais même ainsi Fall of Magic manque cruellement d'enjeux : on se retrouve à regarder collectivement une (jolie) carte et à s'en servir pour produire un récit collectif...ce n'est pas déplaisant mais il s'agit vraiment d'un usage a minima du matériel de jeu. Il est difficile de ne pas ressentir un sentiment de gâchis en découvrant qu'un aussi bel écrin cache un jeu aussi peu excitant.
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