Je
vous promets, je vous jure que ce sera ma dernière anthologie cthulhienne
avant un bout[1].
D’autant que là, on quitte les alcools relativement raffinés des recueils Joshi
& Price se risquer dans la cthulhexploitation
– alors certes, Sword & Mythos
n’est pas l’un de ces tord-boyaux vraiment graves qui font grésiller les yeux,
fondre les dents et pousser de longs poils vert fluo dans des endroits où ils
n’ont rien à faire, mais c’est quand même du raide.
Cette
anthologie de Silvia Moreno-Garcia et Paula R. Stiles compte 314 pages,
biographies des auteurs comprises. Sa couverture est plutôt sympathique et,
originalité bienvenue, elle se termine par une petite partie
« essais ».
Théoriquement,
le concept était de marier sword &
sorcery et mythe de Cthulhu. En route donc pour un passé plus ou moins
mythique, dans le sillage de héros plus ou moins musclés qui vont affronter des
entités plus ou moins lovecraftiennes au fil d’histoires plus ou moins
lisibles, et qui ont plus ou moins de rapport avec le concept.
En
route pour la revue de détail :
• The Iron Hut, de Maurice Broaddus, se
déroule au Kenya et mélange Bantous, Masaïs, escalade du Kilimandjaro, cité
perdue et monstres à tentacules, plus une expédition archéologique qui fournit
un début et un épilogue inutiles. Le mélange ne prend pas vraiment et, sans
aller jusqu’à s’emmerder, on ne s’enflamme pas.
• Jon Carver of Barzoon, You Misunderstood,
de Graham J. Darling, est une aimable blague de deux pages qui fera sourire les
amateurs d’Edgar Rice Burroughs, et laissera froid tous les autres.
• Sun Sorrow, de Paul Jessup, nous parle
d’une paire de paumés, d’une épée magique et de Carcosa. Comme dans beaucoup
d’histoires carcosiennes, l’infortuné lecteur se tape une narration déstructurée,
truffée d’images poétiques comme une dinde de marrons, et se demande quand ça
finir. Il y a des lueurs dans ce jus de boudin-ci, mais pas l’ombre d’une
fulgurance. Pauvre Robert Chambers ! Pauvre Ambrose Bierce ! Si vous
aviez su !
• The Wood of Ephraim, d’Edward M.
Erdelac, nous ramène au concret. Cette bonne petite histoire démarquée d’un
épisode biblique confronte des guerriers juifs de l’Antiquité à une horreur
bien tangible. Erdelac, dont le nom revient souvent dans ces anthologies, livre
un boulot solide, carré et qui donne envie de passer à l’histoire suivante[2].
• Thuth is Order and Order is Truth, de
Nadia Bulkin, joue à fond la carte de l’exotisme, avec pour décor un coin
d’Indonésie et pour trame une lutte de pouvoir entre prétendants au trône.
Paradoxalement, il n’y a que le versant « mythe » de l’affaire qui soit
immédiatement familier et compréhensible. Le résultat, étrangement contemplatif
pour de la sword & sorcery, se
laisse lire.
• Spirit Forms of the Sea, de Bogi Takács,
m’ouvre un univers nouveau, celui des auteurs cthulhiens hongrois. Pour le
coup, les deux versants du contrat sont remplis : à un moment indéterminé
mais qui doit se situer avant l’an Mille, on suit une apprentie chamane magyare
qui part au lointain pays des Croates pour découvrir sa forme spirituelle. Et vous
allez rire, la forme en question ne sera pas
un gentil lapin, ni même un fruit de mer normal… Beau boulot.
• The Bones of Heroes, d’Orrin Grey, est
une courte histoire qui ressemble à un conte de fées barré plus qu’à n’importe
quoi d’autre, mais qui se laisse déguster sans mal.
• Light, de Diana L. Paxson, est… comment
dire ? De la sword & sorcery contemporaine ?
Nous sommes sur la côte du Groenland, et nous suivons une énième Expédition Qui
A Des Problèmes. L’héroïne, une archéologue noire qui, à ses moments perdus,
appartient à la Society for Creative Anachronism sous le nom de « Sire
Svarthilde » et n’est donc pas manchote avec une épée. Ça tombe bien, car
Odin, descendu du Valhalla pour poutrer Yog-Sothoth, a besoin d’une Valkyrie
honoraire. Je sais, ça paraît crétin raconté comme ça, mais en fait, le
résultat est sympa. Le seul truc gênant, c’est qu’elle aurait marché exactement
pareil avec un géant du givre ou Gargamel à la place de Yog-Sothoth.
• The Serpents of Albion, d’Adrian
Chamberlain, est une rareté, un mélange arthuro-cthulhien. Des passerelles ont
été établies très tôt entre Lovecraft et Sherlock Holmes, mais l’autre grand cycle
mythique en expansion constante, celui de la Table ronde, n’a pas inspiré
beaucoup d’auteurs cthulhiens. Et donc, le roi Arthur gît mourant, tué par
Mordred. Avant de rendre son dernier soupir, il confie Excalibur à Bevedere,
dernier chevalier de la Table Ronde, pour qu’il aille la rendre à la dame du
Lac… Un peu de subtilité dans l’exécution aurait été bienvenue, mais je salue
l’effort.
• The Call of the Dreaming Moon, de Thana
Niveau, met en scène une jeune Amérindienne qui s’embarque dans une quête
spirituelle. Elle est bien écrite et renferme tout ce qu’on attend de visions
et d’onirisme. Elle m’a laissé froid, mais c’est sans doute plus de ma faute
que de celle de l’auteur.
• Black Caesar : The Stone Ship Rises,
de Balogun Ojetade, se range à la rubrique du « mais qu’est-ce que ça fout
là ? » La notice biographique de l’auteur m’a appris était l’une des
lumières de l’Afrofunk, un genre qui marie
légendes africaines et steampunk. Et
il faut le reconnaître, cette histoire de super-capitaine pirate noir qui défonce
les sales gueules d’infâmes esclavagistes à l’aide d’un super-vaisseau dont
l’équipage est composé de super-automates est très bien[3],
prenante et truffée d’images bien trouvées. Comme histoire steampunk, elle fait le job et mieux que ça. En revanche, vous pouvez
la démonter, secouer les morceaux, les passer au tamis, et les examiner à la
lumière noire, elle ne renferme pas l’ombre du début d’un cthulhu, ni la
moindre miette de sword & sorcery.
On s’en fout.
• And After the Fire, A Still Small Voice,
d’E. Catherine Tobler, a davantage de raisons d’être là, mais elle remporte la
palme du concept le plus « what the fuck ? » de l’anthologie,
voire de l’année. Oyez oyez l’histoire de Jeanne d’Arc qui, après son martyre,
s’est retrouvée perdue dans un pays hanté de monstres. Elle y a sympathisé avec
un mammouth qu’elle a baptisé Roi-Charles. Et ensemble, ils vont affronter un
truc qui ressemble furieusement à Nyarlathotep. Non non, ne partez pas !
J’ai eu du mal au début, je dois bien l’admettre, mais si l’auteur s’ébat joyeusement
au pays des champignons hallucinogènes, elle le fait avec une certaine grâce.
Je ne dis pas que j’ai tout compris, mais au moins, je me suis marré.
• No Sleep for the Just, de William
Meikle, se déroule sur une île écossaise où un collecteur d’impôts envoyé par
le roi pour faire rendre gorge à un monastère affronte une palanquée de
monstres à l’aide de sa fidèle épée magique. Là, par contre, le haggis ne prend pas, et même un Dagon
très spectaculaire n’arrive pas à sauver l’histoire des griffes de l’ennui.
• In Xochitl In Cicatl In Shub-Niggurath,
de Nelly Geraldine Garcia-Rosas, est une courte histoire aztèque plutôt
plaisante, mais en dix pages, elle n’a pas le temps de décoller bien haut. J’ai
quand même bien aimé la fin.
• The Sorrow of Quingfeng, de Grey Yuen,
est un autre objet narratif étrange : une histoire située dans la Chine
médiévale, dont le narrateur est l’un des assistants du juge Ti… N’espérez pas
du Van Gulik, elle louche plutôt du côté d’Histoire
de fantômes chinois et de son vieux moine taoïste chasseur de monstres.
Elle m’a bien plu, mais ce stade, vous aurez compris que je suis un bon client
pour les hybrides bizarres.
Les
nouvelles étant terminées, on attaque la partie « essais », nettement
plus légère à tous points de vue : une trentaine de pages.
• Conan and the Cthulhu Mythos et Sword of Cthulhu, tous deux de G.W.
Thomas, sont des tentatives assez peu convaincantes pour annexer au mythe de
Cthulhu les histoires de Conan, et plus généralement les productions réunies de
Robert Howard et de C.A. Smith. Notre pauvre poulpinet est déjà assez obèse
comme ça, laissons-le digérer tranquille !
• What’s so Great About Sword and
Planet ?, de Paula R. Stiles, essaye de définir un genre qui se
trouverait à mi-chemin entre la Sword
& Sorcery et le Space Opera,
et qui irait, en gros, des Aventures de
John Carter à La Guerre des étoiles.
Ses arguments historiques se tiennent, mais la définition d’un nouveau genre
est un exercice de séparation que je
trouve toujours profondément vain, la beauté étant dans les mélanges[4]. Quant à
savoir si l’auteur a raison d’estimer que les droïdes de Star Wars sont coupables de présenter l’esclavage sous un jour
positif, je laisse de meilleurs experts que moi en discuter.
• Spanish Conan : Manos, Guerrero
Indomito et Mexican Belit :
Conan Goes Viking, tous deux de Silvia Moreno-Garcia, sont deux petits
articles sur des séries de BD hispanophones qui ont pillé… se sont inspirées de
bonne heure de Robert E. Howard. Ils sont instructifs et feront peut-être
dresser l’oreille ou autre chose à des collectionneurs, mais je ne suis pas
très BD.
Le
bilan est contrasté. À un bout, on a Black
Caesar, qui ne respecte aucune des deux moitiés du cahier des charges, mais
est une réussite. À l’autre, No Sleep for the Just, qui est pile dans la
commande mais qui ne fonctionne pas. Sun Sorrow est chiante, mais elle est
carcosienne comme pas permis – comme ça ne devrait pas l’être, en fait. Il y a aussi des mélanges périlleux avec le juge Ti et le roi Arthur. À côté de tout ça,
certaines histoires remplissent le contrat avec brio, comme Spirit Forms of the Sea ou, un cran en
dessous, The Wood of Ephraim. Et And After the Fire, A Still Small Voice a
beau être barrée, elle a quand même quelque chose.
En
définitive, il y a là-dedans plus de créativité et de liberté que chez Joshi ou Price. Après, les directions dans
lesquelles elle s’exerce peuvent ou non vous plaire, c’est une
autre histoire.
Et bien espérons qu'on laps ne dure pas une olympiade mais s'approche plus d'une ide car lire vos "retour de lecture" sur des anthologies Cthuliennes est un réel plaisir et je guette toujours vos billets avec impatience.
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