Ce recueil
de douze nouvelles tente de regrouper les histoires de C.A. Smith en rapport
avec le « mythe de Cthulhu ». Robert M. Price, jamais à court d’un
bon mot, a baptisé ce recoin cosmogonique le « Smythos »[1].
En
pratique, l’exercice qui consiste à prendre un tamis et à s’en servir pour isoler
des cthulhus ne tarde pas à s’avérer futile. À la possible exception de Zothique et encore, l’ensemble de
l’œuvre de C.A. Smith a été absorbée depuis longtemps dans cette grosse chose
amorphe qui s’appelle « le mythe de Cthulhu », et un autre
anthologiste aurait sans doute fait une sélection différente.
Les
histoires elles-mêmes se lisent bien, mais j’avoue que je leur préfère souvent
les notes, qui les remettent dans leur contexte et citent abondamment la
correspondance entre Smith et Lovecraft.
• The Ghoul est un pastiche des Mille et une nuits, où un cadi juge un
jeune homme qui vient de se rendre coupable de sept meurtres sans raison
apparente. Le récit lui-même est plaisant, mais son arrière-cuisine éditoriale
est encore plus drôle : Smith envoie sa nouvelle à Lovecraft en lui
demandant si, par hasard, il ne pourrait pas trouver sa suite dans le Necronomicon. Lovecraft répond que oui,
il y a bien une suite, mais une main hostile et inconnue ayant mutilé les deux
exemplaires du Necronomicon d’Arkham
et d’Harvard, il va se renseigner à Paris… Et quelques lettres plus tard, il annonce
à Smith que le conservateur parisien est devenu fou en lisant le passage[2].
• A Rendering from the Arabic nous parle
d’un traducteur engagé par un érudit pour traduire quelques passages du Necronomicon. Aussi plaisante que prévisible,
elle ouvre la série des curiosités littéraires de cette anthologie. En effet, il
s’agit d’une première version d’un classique de Smith, Return of the Sorcerer… avec sa fin originale, alors que la version
publiée a été adoucie à la demande de Farnsworth Wright, le rédac-chef de Weird Tales.
• The Hunters from Beyond est une bonne
histoire où il est question de sculpture, d’horreur et de ce qui arrive aux
modèles qui ont l’imprudence de tomber amoureuses d’un artiste fasciné par le
macabre. Il n’y a pas grand-chose à en dire, non qu’elle soit mauvaise, mais il
lui manque la petite touche d’ironie et de légèreté qui rend Smith si plaisant
à lire.
• The Vaults of Abomi est une histoire de
SF martienne telles qu’on les concevait à l’époque, avec des canaux, des
Martiens décadents et des explorateurs terriens. Influencée par Les montagnes hallucinées, c’est une
variation sur le thème de l’expédition archéologique qui s’aventure dans des
ruines mal famées. Bizarrement, elle se lit comme le script d’Alien cinquante ans avant Alien, y compris un monstre qui
ressemble bougrement à un facehugger.
Les amateurs d’histoire éditoriale noteront que c’est la version longue de The Vaults of Yoh-Vombis, avant les
remaniements imposés par Farnsworth Wright (qui, d’après Smith, a coupé tous
les passages d’ambiance).
• The Nameless Offspring est une histoire
britannique et contemporaine (de l’auteur), dont le héros fait un tour de
Grande-Bretagne à moto… et s’arrête là où il ne fallait pas s’arrêter, la nuit
où il ne fallait pas s’y arrêter. La tension monte lentement mais
sûrement, les stéréotypes gothiques s’empilent jusqu’à une horreur finale un
tantinet prévisible. L’ensemble se lit bien. C’est d’ailleurs le cas de toutes
les histoires de C.A. Smith. Il savait construire ses récits, et comparé aux
chimpanzés analphabètes qui encombraient les colonnes de Weird Tales, c’était un styliste de premier plan.
• Ubbo-Saltha est l’une des histoires de
Smith les mieux connues des francophones, car elle figurait dans Légendes du mythe de Cthulhu, l’une des
anthologies qui a le plus fait pour faire connaître Lovecraft dans les années
70-80. Et donc, Paul Tregardis achète un cristal, regarde dedans, et n’a pas
trop le temps de le regretter…
• The Werewolf of Averoigne se passe en
l’an 1369, lorsqu’avec une comète vint la Bête… Là encore, c’est une première
version d’une histoire parue dans Weird
Tales après avoir été tronçonnée pour être mise au goût de Farnsworth
Wright qui n’aimait ni les longueurs, ni les histoires trop effrayantes[3]. J’aime
bien l’Averoigne, mais cette première incarnation a beau avoir été « inspirée
par les muses plutôt que par Mammon » selon Robert M. Price, elle tombe un
peu à plat. Des moines, un monstre, un chasseur de monstres nommé Luc le Chaudronnier,
et une énigme qui se perce très vite…
• The Eidolon of the Blind est une seconde
histoire martienne, mettant en scène un trio d’explorateurs durs à cuire qui se
réfugient dans une caverne lorsqu’une tempête de sable les rattrape. Elle m’a
donné envie de lire The Dweller in the
Gulf, qui sera sa version publiée. Wright l’ayant rejetée comme « trop
effrayante » et pas assez explicative, elle fut publiée par Hugo Gernsbak
avec des remaniements commis « par un garçon de bureau à moitié
illettré », selon Smith, qui n’avait pas été consulté. La vie d’écrivain
de pulp était dure aux artistes…
• Troisième
histoire martienne, Vulthoom nous
raconte les aventures d’un pilote de vaisseau spatial et d’un écrivain qui
tentent de se sortir de la dèche et de rentrer au pays… Elle est beaucoup plus
proche de Sept pas vers Satan que de
quoi que ce soit de cthulhien, à ceci près que le « Satan » local a
les caractéristiques d’un Grand Ancien. Smith lui-même n’aimait guère cette
incursion sur le territoire d’Abraham Merrit, mais bon, un récit avec des
aventuriers héroïques, ça ne fait pas de mal de temps en temps.
• The Treader of the Dust est un autre
classique smithien, mettant cette fois en scène Quattchil Uttaus, l’un des
rares Grands Anciens dont j’estropie à peu près systématiquement le nom. Courte
et plaisante, j’en veux d’autres comme ça.
•
Enfin, The Infernal Star est une bizarrerie :
le premier volet, jamais publié, de ce qui devait être une trilogie pour Weird Tales. La suite n’a jamais été
écrite. C’est dommage, il y avait du potentiel. Et donc, un paisible
bibliophile, plus intéressé par Jane Austen que par les grimoire malsains,
entre par hasard en possession d’une amulette qui sert de porte vers la planète
d’où vient toute la magie noire de tous les mondes. Il s’y retrouve projeté
et… ça s’arrête là, avant qu’il n’ait eu le temps de vivre les aventures
pleines de démons et de magiciennes qu’un tel pitch laissait attendre.
Le
bilan est plutôt bon : ce recueil contient plusieurs curiosités littéraires
et quelques textes que j’ai été content de lire en version originale – à la
fois en anglais et tels qu’ils avaient été pensés à l’origine. Reste qu’il
s’agit d’un produit pour érudits plus que pour des lecteurs ordinaires.
(Anthologie
publiée par Chaosium, CHA6046, 212 pages, environ 15 euros.)
[1] Quant au « Klarkash-Ton » du titre, c’est le surnom que
Lovecraft donnait à son correspondant californien.
[2] Qu’on ne vienne
pas me dire que L’Appel de Cthulhu,
le jeu de rôle, ne respecte pas les intentions de l’auteur !
[3] Dans l’ensemble le ton, employé par Smith pour parler de Wright me
fait penser à une interview de John Carpenter, disant que sans ces abrutis de
distributeurs, il aurait pu réaliser des films d’horreur vraiment effrayants.
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