Ce recueil de scénarios de
176 pages est un supplément à World War
Cthulhu – Cold War, présenté dans ce billet.
Il propose six scénarios mettant
en scène des missions d’espionnage avec une dose de surnaturel cthulhien,
toutes situées dans les années 70. Tous font une petite trentaine de pages,
aides de jeu comprises, et tous reposent sur le concept de « double
mission » présentée dans Cold War,
qui oblige les agents à satisfaire leurs supérieurs officiels au sein des
services secrets britanniques, mais aussi les chasseurs de cthulhus de la
Section 46.
• Puddles Become Lakes démarre en fanfare : les agents,
convoqués à 22 heures, ont jusqu’à l’aube pour neutraliser une journaliste
qui se prépare à déclencher un vilain scandale… Quant aux développements de
l’affaire, ils s’étendront sur plusieurs jours et réservent quelques moments angoissants
– arriver à faire flipper le lecteur avec
la phrase « je l’ai rangé dans le tiroir » est un exploit en soi. Comme
la perfection n’est pas de ce monde, la rédaction m’a un peu fait tiquer. En
effet, l’auteur garde des cartes dans sa manche pour faire des surprises à son
lecteur, avec pour résultat d’égarer ce dernier. Plutôt que de voir apparaître
des PNJ en milieu d’histoire, je préfère disposer d’un résumé des faits plus
copieux en début de scénario[1]…
N’empêche, le résultat reste de grande qualité, et pourra servir
avantageusement de « scénario d’introduction » à la gamme.
• The Forcing Move se déroule en juillet 1972 et envoie nos
héros à Reykjavik, où se déroule un épisode très médiatique de la Guerre
froide : la finale du championnat du monde d’échecs entre Bobby Fisher et
Boris Spassky. Les agents devront donc opérer dans une ville bondée de
journalistes, où les crimes violents sont rares et où il ne fait jamais nuit – et
s’ils doivent éliminer des gens, ils devront être créatifs, parce que les armes
à feu sont presque impossibles à se procurer. Prises isolément, les deux enquêtes
semblent relativement simples, mais leur mélange risque de donner quelque chose
de compliqué à souhait. Les agents devront marcher sur des œufs, et si le
Gardien des arcanes se sent en forme, son abondant casting peut donner lieu à d’intéressants
numéros d’acteur – à commencer par N, qui se charge en personne de les briefer.
Bref, du bon boulot.
• Cadenza se déroule en juillet 1974 à Chypre. La base RAF d’Akriti
connaît d’étranges « sabotages » pile au moment où la communauté
grecque saute à la gorge de la minorité turque – et juste avant que les Turcs n’envahissent
la moitié nord de l’île. Les deux enquêtes principales se déroulent dans la
base et finissent par n’en faire qu’une, mais l’auteur consacre beaucoup de
place à une histoire secondaire qui conduit les agents à l’extérieur, avant de
la faire tourner en queue de poisson[2].
Elle donne l’impression d’avoir été rajoutée pour exploiter une anecdote historique
rigolote et donner aux joueurs un petit cours sur la crise chypriote. Mais si
on reste sur la trame principale, et donc à l’intérieur de la base, il y a là
un bon petit scénario, avec une guest
star lovecraftienne étonnante. Un peu plus compact, il aurait été parfait.
Tel quel, c’est sans doute le moins convaincant du recueil.
• The Guardians of the Forest joue la carte de l’exotisme : qui dans
l’assistance sait ce qui se passe au Timor oriental dans les derniers jours de
1974 ? À peine décolonisé, le petit État est envahi par son grand voisin
indonésien. Anticommunisme oblige, l’Occident donne sa bénédiction, et les
agents sont chargés d’une action de désinformation mineure, en liaison avec les
Indonésiens. Ah, et tant qu’ils sont dans ce coin perdu où personne ne met
jamais les pieds, N voudrait savoir ce qui est arrivé à une expédition qui a
disparu dans la jungle en 1938… Nos héros se retrouvent donc à faire quelque
chose de parfaitement dégueulasse pour le compte « d’alliés » qui se
comportent comme des bouchers[3],
avant de leur fausser compagnie pour aller se perdre dans une forêt aussi
vierge que mal famée – ce qui contrarie à la fois les Indonésiens et les Australiens qui devaient les
récupérer, sans oublier les habitants de la jungle. C’est sans doute le
scénario le plus dans l’esprit de la guerre froide, même si son versant
surnaturel me séduit un peu moins.
• Operation Header envoie le groupe dans l’Arctique canadien, où un
poste d’écoute chargé de surveiller les communications russes ne répond plus,
après un blizzard printanier que les satellites météo n’avaient pas vu venir. Il
est rédigé pour des agents de la CIA plutôt que du SIS, même si ça change assez
peu de choses en réalité, ces stations d’écoute étant une opération conjointe.
Quant à la section 46, elle a bien un truc à leur demander, mais il est
cryptique en diable, au point où les agents risquent fort de pas comprendre ce
qu’on attend d’eux. Quoi qu’il en soit, nos héros arrivent au bout du monde et
y trouvent un site ravagé et peuplé de survivants traumatisés. Avant d’avoir eu
le temps de comprendre ce qui se passait, ils se prennent la seconde vague en
pleine figure. L’ensemble a un petit côté Aliens
pas déplaisant et repose sur un versant du Mythe que j’aime bien. Je n’ai pas
adhéré à 100 %, mais c’est plus une question de goût qu’autre chose – peut-être parce que ce genre de huis-clos aurait pu se dérouler à une autre époque sans changements notables ?
(Point important : ce
scénario, tout comme le suivant, souffre de vrais soucis d’édition, qui obligent
à chercher des informations indiquées « above » alors qu’elles sont en
réalité plus loin… Le développeur du recueil a changé en cours de route, et ça
se voit.)
• The Unclean, enfin, se déroule à Moscou et a le défaut d’exiger que
les agents soient en poste dans la capitale de l’empire du Mal. L’enquête
« espionnage » est une course-poursuite avec le KGB pour récupérer un
McGuffin, qui croise une enquête surnaturelle, laquelle ne tarde pas à prendre
aussi la forme d’une course-poursuite – les deux ayant bien entendu des
protagonistes communs, ce qui simplifie les choses tout en faisant mal à la
suspension d’incrédulité. L’auteur croise mythe de Cthulhu et folklore russe et
met des louches de macabre dans un Moscou grisâtre peuplé d’agents du KGB en
civil. L’ensemble risque de laisser pas mal de monde sur le carreau, mais a de nombreux aspects séduisants.
(Au chapitre des soucis
d’édition, un indice incompréhensible tant qu’on n’a pas lu les aides de jeu,
et un délicieux « c’est l’immeuble où les agents ont vu une lumière »…
alors qu’ils ne la voient qu’au paragraphe suivant.)
Qu’en conclure ?
1. Il y a intérêt à ce que Cubicle
7 prenne un peu plus soin de ses bébés, parce que même si seuls les derniers
scénarios souffrent de vrais problèmes d’édition,
ils sont tous victimes de soucis de relecture
– rien de méchant, une ligne répétée ici, des motscollés là, une pétouille de
maquette ailleurs… Tout ça aurait vraiment mérité une passe supplémentaire. Vous pressez pas, les gars, sur un Kickstarter vieux de deux ans, on n'est plus à quinze jours près !
2. Dans presque tous les cas,
à l’exception de Puddles Become Lakes
qui fournit une relation map,
quelques petits encadrés donnant, par exemple, la liste des PNJ ou les points
saillants du scénario auraient simplifié la compréhension. Il m’est arrivé plusieurs
fois à la lecture de survoler une information qui semblait mineure sur le
moment, mais qui joue un rôle important dans la suite… d’où retour quelques
pages en arrière. C’est un effet bien connu d’un relatif manque de place et ça
se résout en prenant des notes, mais plus je vieillis, plus j’ai envie qu’on me
mâche le travail.
3. À ces petites réserves
de forme près, ces six scénarios sont de qualité. The Forcing Move est mon préféré, suivi d’assez près par Puddles Become Lakes. The Guardians of the Forest est un petit
cran en dessous mais a le mérite de mettre le nez des joueurs dans les aspects
déplaisants de la guerre froide. Operation
Header et The Unclean ont tous
les deux du potentiel, mais exigent un peu plus de boulot. Quant à Cadenza, je ne le ferai pas jouer tel
quel, mais il peut donner quelque chose de sympa si a) on supprime la piste
extérieure ou b) si on la développe au point de lui donner une suite.
4. Reste deux suppléments
pour boucler cette mini-gamme : Our
American Cousins devrait arriver d’ici une paire de mois, alors que Yesterday’s Men est toujours perdu dans un
grand flou ponctué de messages lénifiants… Et une fois qu’ils seront là, il
sera temps de compter les jours pour le World
War Cthulhu suivant.
[1] Tant que j’en suis à pinailler, il y a aussi une
petite incohérence à surmonter dans le briefing.
[2] Je n’aime pas
les scénarios où on me dit « bah, l’identité du gars qui veut voler des
ogives nucléaires n’a aucune importance, débrouillez-vous avec ».
[3] Les Indonésiens occuperont le Timor pendant presque
trente ans, et lorsqu’ils seront forcés de lâcher prise au début des années
2000, quelques 200 000 Timorais auront « disparu ».
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