Retour sur Cartel (partie 1)





Nous vous parlions il y a quelque temps de Cartel, le jeu de Mark Diaz Truman propulsé par l'Apocalypse (i.e. qui utilise les principes de jeu d'Apocalypse World) et mettant les joueurs dans la peau de narcotrafiquants mexicains qui cherchent à se tailler une place dans le milieu cruel et ultra-violent du trafic de drogue. L'article de mon comparse se basait sur un ashcan du jeu, une version provisoire mais déjà diffusée et jouable. En lisant la version française du jeu, excellemment traduite par Loris Gianadda et superbement illustrée par Le Grümph, j'ai eu envie d'y revenir en mettant en avant deux mécaniques de jeu. Dans cet article je vais parler d'une mécanique de jeu qui me met extrêmement mal à l'aise au point de me décourager de jouer au jeu en respectant ses règles. Dans un article à venir je parlerai d'une mécanique de jeu que je juge extraordinaire.

Aujourd'hui nous allons donc parler de malaise, un malaise que je n'ai pas immédiatement ressenti mais qui m'a frappé quand j'ai relu le jeu dans l'optique d'en organiser une partie à ma table (un projet finalement abandonné). Pour vous permettre de le comprendre mon souci avec le jeu il va m'être nécessaire d'insérer une critique surprise au sein de mon article, celle du film El Sicario - Chambre 164.





El Sicario - Chambre 164

Réalisé par le documentariste Gianfranco Rosi, El Sicario repose sur un dispositif minimaliste mais d'une grande efficacité : il s'agit d'un entretien filmé avec un ex-sicario qui témoigne à visage masqué de son ancienne vie de tueur pour un cartel mexicain. La discussion se déroule entièrement dans une chambre d’hôtel située à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, l'unique protagoniste du film utilise la pièce pour mimer les tortures qu'il lui arrivait d'infliger et un carnet de croquis pour mettre des schémas sur ses mots.

Le film contient des descriptions de sévices physiques difficilement soutenables. Pourtant ce qu'il fait ressortir de plus terrifiant c'est l'institution de la violence comme outil politique. Elle est un instrument d'intimidation utilisée de façon systématique contre l'entourage des opposants aux cartels. Cette violence menace tout le monde ce qui n'est possible que parce qu'elle est institutionnalisée. Ainsi les kidnappings obéissent à une procédure très précise qui ne peut fonctionner qu'avec la complicité de la police : celle-ci, prévenue, cesse de patrouiller dans la rue de la victime quelques minutes avant son enlèvement. La violence des gangs n'a rien d'incidentelle, c'est une violence réfléchie et qui s'inscrit dans un projet de contrôle politique. On ressort de ce film avec un sentiment d'impuissance face à un rapport de force écrasant reposant sur la corruption et sur le pouvoir d'intimidation des exactions des cartels.

Le lancer de dés est affaire de morale

Dans un des textes critiques les plus fameux de la cinéphilie française, Jacques Rivette s'attardait sur un des plans du film Kapo : un mouvement de caméra finissant par cadrer le visage et les mains d'une déportée se suicidant en se jetant sur les barbelés électrifiés d'un camp de concentration. Reprenant l'idée de son confrère Luc Moullet selon laquelle "le travelling était affaire de morale", il jugeait le film et son réalisateur (qui "n'a droit qu'au plus profond mépris"), non pas pour ce qu'ils racontaient mais pour ce qu'ils montraient, pour la forme autant que pour le fond.


Cartel m'a fait repenser à ce texte quand je me suis rendu compte que le jeu me posait problème non pas pour sa thématique mais pour l'une de ses mécaniques : la jauge de Stress. Chaque joueur doit composer avec cette jauge qui augmente quand son PJ est soumis à des situations de tension. Pour la faire baisser le joueur peut choisir d'effectuer une Action de Stress, ces dernières étant souvent orientées vers l'usage de la violence (tabasser ou avilir quelqu'un par exemple). Si la jauge de Stress d'un PJ atteint 5, le meneur de jeu peut en prendre le contrôle et le forcer à effectuer une Action de Stress

En terme de game-design c'est assurément une mécanique efficace. En forçant les PJs à craquer et à recourir à la violence elle créé des complications intéressantes. Sur le long terme elle enferme les personnages dans une spirale de violence difficile à briser ce qui est un enjeu ludique fort. On pense notamment à l'excellente mécanique de bile noire de Libreté ou aux conséquences du manque de sang dans Vampire ou Undying.

C'est pourtant cette mécanique qui me pose problème parce qu'elle fait de la violence un problème individuel et propre à la nature humaine (en tous cas à la nature des protagonistes). Les PJs sont violents parce que traversés par des pulsions incontrôlables, comme s'ils étaient des vampires ou des loups-garous avides de sang. La violence dans Cartel est une conséquence mécanique ce qui élude l'aspect politique et institutionnalisée de la violence. Je ne suis pas choqué parce que le jeu nous confronte à la violence des cartels mais, au contraire, parce que j'ai le sentiment qu'il passe à côté de ses spécificités.

Le livre de règle s'ouvre sur un rappel d'événements survenus en 2014 : 43 étudiants qui se rendaient à une manifestation politique furent kidnappés et probablement tués. Les auteurs du jeu ont donc conscience de la place de la violence dans la société mexicaine mais, sans doute pour des facilités de game-design, il me semble qu'ils la trivialisent en la traitant au travers de cette mécanique de stress.


Commentaires

  1. On pourrait arguer qu'avoir une mécanique est, en elle-même une institutionnalisation et une banalisation de cette violence. Et que ce n'est pas tant la mécanique qui te dérange, ni même sa froideur (raccord avec les sources), que la violence en elle-même. Le fait même que ton personnage devra - sera mécaniquement obligé de - faire des choses affreuses.
    La violence de ceci, et l'anomie générale, sont les choses qui te dérangent. Ce qui est sain, hein, mais qui n'est pas raccord avec les sources.

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  2. Sur le sujet je reconnais que mon article est un de ceux pour lequel j'ai le plus de doutes sur mes conclusions (je suis certain de mon malaise en lisant le jeu mais cela ne veut pas dire qu'il est impossible de dépasser ce premier ressenti).

    Sur facebook Julien Pouard -du podcast les Voix d'Altaride- me fait un commentaire assez proche du tiens en soulignant que la violence de Cartel fait système (de jeu) ce qui permet de faire un parallèle avec l'idée de violence comme un système politique.
    C'est une façon de voir et de présenter les mécaniques qui pourrait me faire revenir au jeu.

    Le point de doute qui me reste c'est dans l'idée de "froideur" du système que j'ai du mal à sentir (justement je trouve qu'en forçant la violence on ressent moins son caractère organisé et froid).

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  3. En fait, la froideur vient du fait que le joueur va faire les actions de stress froidement, de lui-même, plutôt que d'attendre que le MJ les déclenche à des moments inopportuns.
    La froideur est dans le choix raisonné de s'adonner à cette violence atroce pour l'endiguer.

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  4. Par contre, c'est clairement un jeu qui demande l'utilisationde X-Cards. Vraiment.

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