Évoquer l'histoire éditoriale française d'Atlas Shrugged c'est avant tout parler d'une longue absence, celle d'une version française complète de cet ouvrage majeur de la littérature américaine pendant 54 ans. Un vide finalement comblé par la traduction française de Sophie Bastide-Foltz parue en 2011 chez Les Belles Lettres sous le titre La Grève (1). Ce demi-siècle d'écart à la réception rend la confrontation avec le texte stupéfiante pour le lecteur non-spécialiste des courants politiques étasuniens. Atlas Shrugged est le roman manifeste d'une philosophie politique qui fait partie du paysage idéologique d'outre-Atlantique (2) mais qui est quasi-inexistante chez-nous : l'objectivisme d'Ayn Rand que l'on pourrait décrire comme la défense - se revendiquant de la raison - d'une morale égoïste, d'un système politique capitaliste et d'un pouvoir politique non-interventionniste.
Ce roman fleuve prend pour cadre une Amérique dystopique au gouvernement liberticide et omniprésent. L'intrigue tourne principalement autour d'une entreprise de chemin de fer, la Taggart Transcontinental, dirigée par le médiocre James Taggart contre qui sa sœur Dagny va devoir se battre pour maintenir la compagnie à flots. Autour de cette dernière évoluent plusieurs figures d'entrepreneurs ayant en commun de valoriser l'individualisme avant toutes choses comme Hank Rearden, l'inventeur d'un métal révolutionnaire, ou Fransisco d'Anconia un riche héritier ayant décidé de prendre un position d'ouvrier dans une mine pour prouver sa capacité à gravir les échelons sans l'aide de sa famille.
Face à cette société qui méprise leurs talents et leurs efforts, les protagonistes envisagent de construire leur propre société utopique dont je me voudrais de révéler tous les détails mais dont on trouve de nombreuses traces dans la culture populaire américaine. Ainsi le jeu-vidéo Bioshock se positionne explicitement comme une critique de cette utopie quand le film A la poursuite de demain de Brad Bird peut au contraire être vu comme une lointaine adaptation par Disney du livre de Rand.
L'héroïsme subverti et la tragédie inversée
Dans le journal qu'elle rédigeait au moment de l'écriture du roman, Ayn Rand se décrivait comme étant à la fois une philosophe théoricienne et une romancière. Elle décrivait cette deuxième activité comme une application de la première. La forme fictive semble en tous cas une façon d'obliger son lecteur à adhérer - au moins le temps du récit - à ses valeurs. Atlas Shrugged s'inscrit à la fois dans le genre du roman héroïque et de la tragédie mais Ayn Rand en subvertit les valeurs.
Elle met notamment en scène Ragnar Danneskjöld un pirate dont elle dit elle-même qu'il est inspiré du Han d'Islande de Victor Hugo. C'est un personnage présenté comme admirable bien qu'il détourne des bateaux de marchandises destinées à aider le développement de pays pauvres et qu'il se qualifie lui-même d'anti-Robin des Bois. De son côté Fransisco d'Anconia choque la bonne société bourgeoise dans un discours jubilatoire en défense de l'argent et de sa puissance. Ces personnages pour lesquels Rand nous fait prendre partie conservent leurs valeurs égoïstes dans l'espace familial. Ainsi lors d'un dîner familial, et malgré la présence de leur mère, Hank Rearden intimera le silence à son jeune frère bénéficiant de ses largesses financières mais défendant pourtant des idées socialistes.
A l'inverse est condamnée la lâcheté de James Taggart qui défend le gouvernement pour obtenir sa protection. Lâcheté qui se retranscrira jusqu'à l'intime quand il trompera sa femme dans des actes sexuels routiniers « ne célébrant pas tant la vie que le triomphe de l'impotence » mais qui fera finalement de lui un homme brisé. Le parcours de sa sœur Dagny est plus complexe et elle est en un sens une anti-Antigone dont elle partage pourtant l'amour de la liberté. Son tort (qu'Ayn Rand juge « compréhensible et excusable » dans son journal) aura été de placer une confiance exagérée dans ses semblables et de ne pas les abandonner. C'est cette erreur qui mènera à sa chute.
Qu'est ce qu'il dit John Galt ?
« Qui est John Galt ? »
Cette phrase mystérieuse et répétée par de nombreux personnages du roman aboutira à un long discours de plus d'une cinquantaine de pages et dont Ayn Rand dit avoir passé deux ans à l'écrire. Si ce monologue a une fonction dans le récit - il va retourner l'opinion public - on retrouve ici la plume d'essayiste de Rand cherchant à produire une démonstration définitive de ses principes.
Ce passage est une longue coupure au sein d'un livre qui, soudainement, cesse de fonctionner sur le détournement des codes de la tragédie et du roman d'aventure. Disons-le ces dizaines de pages feront office de tri entre les lecteurs finalement convaincus par la philosophie objectiviste et les autres. Même en ayant vibré pour les aventures de ces entrepreneurs à l'égoïsme magnifique j'ai trouvé ce monologue particulièrement fastidieux. Sa construction et l’enchaînement des idées semblent chercher à reproduire le fonctionnement de la logique mathématique mais ils ne font qu'en singer superficiellement la forme.
Parce qu'elle considérait ses romans comme des œuvres autonomes permettant de décrire sa société idéale, on peut aussi souhaiter critiquer la philosophie de Rand au travers de ce que nous décrit son univers fictif. On est notamment frappé par un paradoxe : si la plupart de ses personnages cherchent à se confronter au modèle du self-made man et à se construire en dehors de leurs origines familiales (Dagny et Fransisco sont notamment deux riches héritiers qui vont refuser tout traitement de faveur et souhaiter être jugés pour leurs actions et non pour leurs ancêtres), aucun des héros randiens n'est issu d'un milieu modeste. Seule contre-exemple, le personnage de Cheryl qui commence le roman en tant que serveuse et suivra les valeurs de l'objectivisme...mais qui finira vaincue par le système et mettra fin à ses jours. Une fin cruelle illustrant la dureté de l'égoïsme qui est au cœur de la philosophie objectiviste.
Les deux pages de la haine
Mais on ne fait là qu’effleurer la potentielle cruauté de la philosophie d'Ayn Rand qui se révèle dans une scène glaçante à la fin du septième chapitre de la deuxième partie. La romancière y décrit l'enfoncée d'un train de voyageurs fonctionnant avec un moteur à charbon dans un tunnel mal ventilé (des réglementations étatiques mal adaptées ayant empêché les constructeurs d'équiper le train avec un moteur à diesel pourtant moins dangereux). Le train contient plusieurs centaines de passagers dont plusieurs enfants, passagers dont le lecteur comprend rapidement qu'ils vont mourir. Cette scène est l'occasion pour Rand non pas de les plaindre mais de les blâmer.«Il n'y avait pas dans ce train un seul homme qui ne partageait pas une ou plusieurs des idées [ayant mené à cette catastrophe] » écrit-elle.
Dans deux pages saisissantes elle arrête le temps et décrit les idées méprisables des passagers réveillés et contemplant sans comprendre la fumée qui s'apprête à les engloutir.
- « La femme de la chambre D, dans la voiture numéro 10, était une mère qui venait de mettre au lit ses deux enfants dans la mezzanine au-dessus de sa tête. Elle venait de les border tendrement, en les protégeant des secousses et des cahots du train. Une mère dont le mari était un fonctionnaire travaillant à faire respecter les directives gouvernementales. Elle le défendait en disant "Je m'en fiche car seuls les riches sont touchés. Après tout je dois bien penser à mes enfants" »
- « L'homme de la chambre A, dans la voiture numéro 1, était un professeur de sociologie enseignant l'idée que les mérites individuels étaient sans conséquence, que l'effort individuel était futil, que la conscience individuelle était un luxe inutile [...], que c'était le collectif qui comptait et pas les hommes qui le composent »
- « L'homme assis sur le siège 5, dans la voiture numéro 7, était un travailleur qui croyait qu'il avait "le droit" à un emploi, que son employeur le veuille ou non »
Que lire ? Que voir ? Qu'écouter ?
« Deux romans sont susceptibles de changer la vie d’un adolescent de quatorze ans avide de lecture. Le Seigneur des anneaux et Atlas Shrugged. L’un des deux est une fantaisie infantile qui engendre fréquemment chez ses lecteurs une obsession durable pour ses héros invraisemblables, conduisant à une vie adulte socialement inadaptée et émotionnellement atrophiée, qui les rend incapables d’affronter le monde réel. Dans l’autre, il y a des orques. » (3)
Cette phrase de l’humoriste John Rogers se veut une critique assassine du roman d'Ayn Rand. S'il atteint sa cible il met aussi le doigt sur ce qui en fait un roman exaltant et aussi prenant. C'est aussi un roman de presque 1 200 pages dans sa version française et le lecteur intéressé cherchera peut-être une porte d'entrée moins chronophage dans l'œuvre de Rand.
On s'évitera l'adaptation cinématographique unanimement descendue par la critique et les ridicules vidéos de commentaires qu'elle génère sur Youtube. On lui préférera le film Le Rebelle de King Vidor que Rand a scénarisé d'après son précédent ouvrage The Fountainhead retraçant le parcours héroïque de l'architecte Howard Roark luttant pour que l'on respecte son intégrité artistique. Ayn Rand décrivait dans son roman la chevelure de Roark comme ayant « exactement la couleur de l'écorce d'une orange mûre », heureusement sa vision artistique a été sur ce point trahie et Gary Cooper qui interprète l'architecte a de beaux cheveux noirs. Conseillons aussi les 5 podcasts que France Culture consacrait à la romancière l'été dernier. Notamment la discussion avec le romancier Antoine Bello, qui admire sa plume, et le débat entre l'animateur Xavier de La Porte et deux jeunes lecteurs marqués par les essais et les romans de Rand.
(1) Je précise que je n'ai pas lu cette traduction qui me semble avoir reçu un bon accueil dans le cercle restreint des amateurs français d'Ayn Rand. Les citations du textes que je fais dans cet article sont donc traduites par mes soins.
(2) On lit souvent qu'Ayn Rand serait le deuxième livre le plus influent après la bible aux Etats-Unis. Il s'agit en fait d'une interprétation hâtive d'un sondage mené auprès d'un club de lecture rattaché à la bibliothèque du Congrès. Il s'agit cependant bien d'un livre mentionné par des personnalités de premier plan comme Jimmy Wales, fondateur de wikipédia, Alan Greenspan, ancien directeur de la Fed, Ronald Reagan ou Donald Trump.
(3) Traduction issue de cet article de Slate.
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