Petersen's Abominations & Scritch Scratch

Cthulhu Nowa été publié en 1989[1]. En presque trente ans, Chaosium lui a donné une postérité relativement abondante. Rien que sur mes étagères, je compte neuf suppléments, dont deux campagnes, la méconnue At Your Door et l’illisible Uttati Asfet, et il est bien possible qu’il m’en manque.

Bizarrement, la sauce n’a jamais vraiment pris, peut-être parce que le mariage de l’horreur et de notre époque n’est pas si simple à réussir, à moins de relever la sauce avec d’autres épices, comme Delta Green y est très bien arrivé. Quoi qu’il en soit, le nouveau Chaosium s’y essaye à son tour avec un supplément et demi. Sans révolutionner le genre, Petersen’s Abominations et Scritch Scratch sont une paire de succès honorables.

Petersen’s Abominations


Ces cinq scénarios de Sandy Petersen, destinés à être joués en convention, ont été mis en forme par Mike Mason à partir des notes de l’auteur. C’est un processus marrant, et Sandy Petersen explique l’origine de ses idées dans de petites préfaces sympathiques.

Conçus pour être joués en un temps relativement court et par des gens qui ne sont pas forcément à l’aise avec leurs camarades de jeu, ils font tous entre 30 et 40 pages, et suivent tous le même format classique et efficace : une situation, un lieu, une menace, des PNJ et quelques événements. Ce sera au Gardien de faire sa sauce à partir de ces éléments, dont le dosage varie de scénario en scénario. Tous proposent également six personnages prétirés, trois hommes et trois femmes. Dans quatre cas sur cinq, leur background se limite à une insertion dans la situation et à quelques lignes sur leur caractère. Du coup, on peut réduire une partie du casting à l’état de PNJ en toute bonne conscience.

• Hell Hotel se déroule dans le nord de la Colombie britannique. L’un des personnages a hérité d’un hôtel abandonné depuis les années 1970, et a décidé de le retaper et de le rouvrir. Ce scénario est avant tout une exploration de l’hôtel et de ses environs, avec un seul PNJ nommé et une poignée de silhouettes à l’arrière-plan. Il est amusant à lire, pas absolument classique par rapport au mythe de Cthulhu, mais surtout, avec sa double dose de surenchère cataclysmique, il m’a fait beaucoup penser à une quantité de GN qui ont fait mon bonheur dans les années 90[2]. C’est aussi l’avantage des scénarios de convention : on peut buter les personnages en toute bonne conscience. D’autant plus que se faire tuer par Sandy Petersen, pour le geek de base, c’est la base d’une anecdote qu’il ressortira encore vingt ans après[3].

• The Derelictfut le scénario gratuit du RPG Day 2016. Et donc, nos héros croisent la route d’un cargo frigorifique abandonné, quelque part entre l’Islande et le Groenland. Attirés par la perspective d’une forte prime de sauvetage, ils l’abordent… et se retrouvent à jouer au chat et à la souris avec un monstre pas conventionnel du tout, mais bien pensé. Comme c’est une créature « faite maison » pour les besoins du scénario, même les joueurs blasés risquent d’avoir des surprises. Il m’a laissé un peu froid, peut-être parce que j’ai déjà quelque chose de comparable dans mes propres archives, mais à condition de travailler un peu l’ambiance en amont, il peut donner quelque chose de sympa. Là encore, le casting de PNJ se limite à une paire de red shirts, dont le rôle est de se faire trucider très vite, ça ne sera donc pas un challenge d’interprétation, juste de mise en scène.

• Panaceas’éloigne de la formule des deux précédents. Cette fois, il y a une enquête avant l’obligatoire phase d’exploration, et elle est soutenue par un casting relativement abondant, qui offre de sympathiques opportunités de roleplay. De plus, les prétirés ont des histoires un peu plus complexes, qui risquent de les amener à s’opposer les uns aux autres. Quant à ce qu’il raconte… bizarrement, il se lit comme un chapitre perdu d’At Your Door, une campagne de 1990 qui tirait presque exactement les mêmes fils, pour le meilleur ou le pire. Je le trouve un cran au-dessus des deux précédents, et il peut sans peine déboucher sur plusieurs séances de jeu si le Gardien fait durer le plaisir.

• Inspiré par des films catastrophe et des histoires de monstres, Mohole se déroule sur une plateforme gazière de la mer du Nord[4]. Elle abrite un bon vieux projet top secret et (trop ambitieux) qui pue le désastre dès les premières lignes… Quant aux joueurs, ils incarnent les membres d’une commission chargée de l’auditer parce que tout ça coûte cher. Bien sûr, ils ne sont pas plus tôt arrivés qu’une tempête les coupe de la terre ferme et que la situation part en vrille. Pour le coup, le décor est vaste et, avec plus d’une quarantaine de PNJ, le casting est surabondant. Le Gardien est invité à se concentrer sur une poignée de premiers rôles et à réduire les autres à des silhouettes ou des témoins, mais s’il a la fibre théâtrale, il a de quoi s’amuser. L’ensemble est séduisant. En fait, mon seul petit bémol est esthétique : l’idée de créatures vert fluo m’évoque des images incompatibles avec l’horreur.

• Voice on the Phone adopte un point de vue peu banal, celui des membres d’un gang latino d’un quartier déshérité de Dallas. L’un des lieutenants du chef a fait sécession et fondé son propre gang. Depuis, il vole de victoire en victoire, et l’ancien boss charge les personnages d’y mettre bon ordre, par tous les moyens. Dotés d’une puissance de feu déraisonnable, nos antihéros se promènent dans un décor de friche urbaine américaine, avec beaucoup de pavillons miteux, des boutiques de prêteurs sur gages et de marchands d’alcool comme s’il en pleuvait. En bonus, on a la possibilité de jouer des flics de l’antigang, qui abordent le même problème par un autre angle, que ce soit « à la place » du groupe de prétirés… ou après eux en cas de massacre du premier groupe, massacre qui est loin d’être impossible. Ce scénario repose sur un ressort intelligent, mais qui induit une vraie difficulté de mise en scène : comment frustrer les personnages en permanence sans écœurer les joueurs ?

Que penser de ces cinq abominations ? Comme toujours avec le nouveau Chaosium, le livre est beau, avec une couverture rigide, du papier glacé, un signet et des illustrations plutôt pas mal[5]. En plus, on bénéficie de plans magnifiques, que l’on prend plaisir à éplucher, même et surtout lorsqu’ils représentent des lieux compliqués.

À l’intérieur des limites posées par le format, les scénarios sont bons, voire excellents : jouables en quelques heures avec des prétirés, sans fioritures ou longs développements psychologiques. Ça fait longtemps que j’ai désappris à écrire aussi « efficace », et c’est quelque chose que j’envie un peu. Après, ce ne sera pas forcément du goût de tout le monde.

Un recueil de scénarios de Sandy Petersen et de Mike Mason, 200 pages, 17 € le pdf, 34,90 € la version papier, disponible entre autres sur le site de Chaosium.

Scritch Scratch


Doté d’un titre intrigant et d’une jolie couverture, Scritch Scratch se présente comme un petit livret d’une quarantaine de pages, dont 19 pour le scénario proprement dit. Le reste est consacré aux plans, aux aides de jeu et aux fiches des personnages prétirés. C’est un scénario contemporain, ce qui n’est pas si fréquent, situé quelque part dans le nord de l’Angleterre, dans une région où les villages se vident et où l’écotourisme peine à prendre le relais de l’agriculture. La situation est particulièrement grave à Muscoby, pittoresque hameau où un vieux résident s’obstine à faire baisser le prix de l’immobilier en truffant les alentours de sa maison de… n’en disons pas plus.

Une bonne partie du scénario tourne autour des six prétirés. Trois d’entre eux sont des nettoyeurs professionnels, engagés à prix d’or pour faire le ménage dans et autour de la maison du vieillard pénible pendant qu’il est hospitalisé en ville. Les trois autres sont une équipe de télé qui les suit pour réaliser un documentaire/téléréalité sur les nettoyeurs de l’extrême, parce que dans le monde où nous vivons, qu’il n’y a pas de raison qu’un tel concept ne marche pas et si ça foire, c’est pas grave, ça aura toujours occupé du temps de cerveau pour les spectateurs. Les deux trios sont bien vus, et si les joueurs s’amusent un minimum avec, ils ont de quoi en tirer quelques bonnes scènes de comédie (plus ou moins grinçante).

Bien sûr, Muscoby a des soucis plus dramatiques que l’exode rural, et les personnages vont sauter dedans à pieds joints. L’intrigue est sympathique, donnera lieu à quatre ou cinq heures de jeu amusant et comporte quelques moments flippants. Le seul reproche que je ferai à ce scénario est qu’il repose sur un présupposé un peu gênant : l’idée que le groupe va enquêter plutôt que de s’en tenir à sa mission avant de rentrer à la maison préparer son prochain boulot/monter les rushes. Je sais que c’est ce qui est censé se produire, mais avec certains groupes, ça exige parfois un petit coup de pied au… un petit coup de pouce. Il ne manque pas grand-chose pour que ce soit parfaitement fonctionnel, attention : un ou deux PNJ et quelques suggestions de scènes sans liens avec l’enquête, jouant sur les motivations des uns et des autres. Cela dit, tout ça s’improvise sans trop de mal, et pour un scénario gratuit, vous en avez déjà amplement pour votre argent.

Scénario Call of Cthulhu gratuit du Free RPG Day 2018, signé Lynne Hardy, disponible en pdf ici. Une version papier est également disponible sur lulu.com.


[1]Et l’année suivante en France, sous le titre vagument futuriste pour l’époque de Cthulhu 90qui, trente ans après, sent un peu le moisi.
[2]Combien de fois me suis-je retrouvé dans une cave à essayer d’interpréter des documents pourraves pour en tirer le rituel qui fermera la porte de l’enfer avant d’être massacré par les trucs qui en sont sortis ? Non, vous ne voulez pas savoir. Moi non plus, d’ailleurs. Mais c’est, à la virgule près, ce que propose ce scénario.
[3]Tout comme, en France, les victimes de Johan « l’Équarisseur » Scipion.
[4]Bizarrement, par endroits, on a l’impression qu’elle devrait se trouve au large du Texas. Peut-être y était-elle, à l’origine : Sandy Petersen vit au Texas alors que Mike Mason est Britannique, et c’est celui qui rédige qui a raison.
[5]Même si elles ne sont pas toutes à mon goût, mais ça fait des années que j’ai admis que mon goût n’était pas une norme universelle.

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