Longtemps, je n'ai pas lu Abstract Dungeon car il était estampillé "jeu apéro". Et j'avoue un certain mépris pour ce genre de jeu. Oui, c'est bien le type qui a réédité Raoûl, qui parle : je déconne souvent en jouant, mais je joue sérieusement. C'est ritualisé, une partie de JdR. Chez nous, on fait un bon gueuleton avant de se mettre à jouer, mais après, on est pas là pour siffler des bières et se gaver de cacahuètes. Alors quand on me vend un jeu en me disant qu'il est idéal pour jouer sur un coin de table en sifflant une Kronenpils, c'est niet. Mais des gens ont chanté les louanges de ce jeu, alors j'ai fini par le lire.
Un personnage d'Abstract Dungeon est donc défini par 4 caractéristiques : Force, Agilité, Sagesse et Intelligence. Oui, c'est 2/3 des caractéristiques de D&D, c'est fait exprès. Le joueur répartit les scores suivants : 1d6, 2d6, 3d6 et 4d6. Jusque là, tout va bien, on est en territoire connu. Mais le truc un peu étrange, c'est qu'au début de la partie, le joueur lance ces dés et les laisse sur la feuille de perso. C'est son budget pour la partie. La séance va se dérouler comme d'habitude : le MJ va dire un truc, les joueurs vont dire des trucs, quelqu'un va ouvrir un paquet de Gummy Bear, et à un moment, la tablée va se demander si telle ou telle action réussit ou non. Exemple : les PJ sont en vadrouille dans un chouette coin de pays et tombent sur des gobelins. Ils suivent les traces laissées par cette vermine et arrivent en vue d'une grotte, dont l'entrée est gardée par deux gobelins de faction. C'est clairement un obstacle : le MJ décide de représenter la situation par une difficulté de 2d6. Il les jette et disons qu'il fait 2 et 5. Si les PJ veulent vaincre cet obstacle, ils vont devoir dépenser des dés de leur feuille de perso. Genre si un des PJ souhaite planter une flèche entre les deux yeux du premier garde gobelin, il doit d'abord décrire son action avec panache puis dépenser un dé de sa réserve d'Agilité. Et le dé doit être d'un score égal ou supérieur à celui qu'il essaye d'éliminer. Si un autre PJ souhaite charger comme une brutasse et foutre un coup de hache dans la caboche du second gobelin, même chose : il décrit sa scène en se faisant plaisir puis il dépense un dé de sa réserve de Force. Un PJ magicien veut les endormir ? Description + dépense d'Intelligence.
Et donc plus l'aventure progresse, plus les PJ dépensent leurs 4 réserves. Sauf qu'à un moment, le barbare a dépensé toute sa réserve de Force, il va bien devoir aussi qu'il utilise la ruse (donc l'Intelligence) ou son instinct (la Sagesse) pour se sortir des griffes de la Mort. Il s'épuise petit à petit, selon le principe bien connu de l'attrition. Et quand il prend des dégâts, la valeur de ses dés dans ses réserves diminue. Tu prends un point de dégâts en Force : un de tes dés diminue de 1. Si tu subis une attaque mentale, c'est ta réserve d'Intelligence qui morfle.
Le personnage est également défini par quelques traits, des adjectifs à qui un ou plusieurs dés sont aussi associés. Si je suis "Bestial" à 2d6, je jette deux d6 au début de la partie et je peux les dépenser quand je le souhaite pour vaincre un obstacle. Idem pour les objets iconiques de mon personnage : une valeur leur est attribuée, on jette les dés au début de la partie et puis on les dépense quand on le souhaite.
De son côté, le MJ possède un budget de dés pour sa séance de jeu. Il se contente de les dépenser à mesure qu'il dresse des obstacles devant les PJ. Un couloir piégé ? 1d6 ou 2d6, c'est à lui de voir. Un chien enragé ? 1d6. Le troll qui défonce la porte ? 3 ou 4d6. Et quand vraiment, il veut envoyer du bois, il peut dégainer un boss qui va pouvoir déclencher des coups spéciaux comme des effets touchant tous les PJ en une seule attaque ou bien qui font plus de dégâts.
Et c'est bien foutu : comme le MJ dispose d'un budget qui dépend du nombre de dés qu'ont jetés les PJ au début de la séance, il n'y a pas de risque majeur : les PJ seront en mesure de traverser le donjon pour atteindre le boss de fin de niveau. Mais l'issue de ce dernier combat est incertaine. Si les PJ se sentent faibles car ils ont trop puisé dans leurs réserve, ils peuvent se reposer et relancer tout ou partie de leurs dés dépensés. Mais cela à un coût : moins d'XP et/ou le risque que leurs adversaires les prennent de vitesse en faisant progresser leur plan diabolique.
Bon, là, je résume, mais c'est ça l'esprit du truc : pas de calcul compliqué, pas de liste de sorts à rallonge, pas de pinaillage sur la portée de telle arme... On décrit, on dépense et c'est fait. Et avec cette approche ludique, la visite d'un donjon s'accélère grandement. D'où le côté jeu apéro, effectivement : au lieu de passer 4 plombes pour savoir si oui ou non, un cube gélatineux fait une attaque d'opportunité quand je me déplace dans une case à côté de lui, on traverse les salles à grands coups de description. Le magicien n'est pas limité par la description détaillée d'un sort, il peut improviser. Il n'est pas plus puissante que le guerrier ou le barde : il dépense ses dés comme les autres.
Évidemment, certains joueurs n'aiment pas. La critique qui revient le plus souvent, c'est le fait de jeter les dés dès le départ : ça tue le suspens. C'est un faux problème, puisque les dés du MJ sont eux lancés à la dernière minute. Donc rien n'est jamais joué d'avance. Mais quand on l'habitude de jeter les dés tous les 5 minutes, ça parait étrange de tout jeter au début puis que gérer ses réserves comme dans un jeu de plateau. Le truc génial, c'est que ça libère la narration : comme la technique est réduite au minimum, on peut se faire plaisir sur le roleplay et les descriptions.
Le manque de choix ludiques peut également déplaire : c'est le genre de jeu où la mécanique est solide mais en retrait. Si votre plaisir c'est de fouiner dans des listes d'options, forcément, vous allez trouver Abstract simpliste.
En fait, le principal problème d'Abstract, c'est le Dungeon du titre. Car à la vérité, c'est une mécanique qui fonctionne sans problème avec plein d'ambiances différentes : pulp, super-héros, action à la HK. Il n'y a vraiment pas besoin de changer grand chose au jeu pour l'adapter aisément à une autre ambiance héroïque. Les systèmes de jeu génériques n'ont pas la côte, donc je comprends qu'ils aient sorti la version medfan, car c'est le style de jeu le plus joué, mais la vérité, c'est qu'Abstract est un sacré couteau suisse qui permet aussi bien de reproduire les exagérations des films d'action de Bollywood que les grosses productions façon Marvel.
Il y a quelques temps, j'ai dû initier des gens au JdR. J'ai opté pour un gros scénario de Tristan Lhomme (Le Livre des Révélations) avec Spirit of the Century pour les règles. C'est carré, c'est classique... mais malgré mes explications, jamais mes joueurs n'ont compris l'intérêt de créer des opportunités pour obtenir un +2 sur le jet suivant). Et au moment d'affronter le boss final du scénario, ils ont abandonné le combat car ils ne voyaient pas comment vaincre la Bête. mécaniquement. C'était hyper frustrant, deux ou trois séances de jeu pour finir par renoncer car ils ne comprenaient pas les règles. La séance suivante, j'ai sorti Absract et je leur ai fait créer des espions modernes à la Jason Bourne. 10 minutes de création de perso et ensuite 3h de course-poursuite dans une ville, avec des mafieux russes au cul. Une séquence sur l'autoroute avec des motards et des explosions. Un vampire capable de ralentir le temps. Vous voyez la longue scène de John Wick dans la boite de nuit ? La même. Pan pan, pif paf pouf. On a joué tout ça juste avec des d6. Les joueurs ont pu se lâcher sur les descriptions. L'un d'eux jouait le hacker du groupe. Il n'était donc pas super balèze en combat, donc ne savait pas trop comment faire pour se rendre utile. À un moment, un motard les suit sur la route, séquence Mad Max. Il me dit "Je prends mon iPad et je le jette comme un frisbee en visant le cou du motard". Puis il a dépensé un dé pour que le motard aille percuter la rambarde de sécurité. C'est ça l'esprit Abstract : tu décris, tu dépenses, on avance.
Alors oui, ça demande des gens sur la même longueur d'ondes. Mais comme tout autre jeu, en fait. Je lisais les 528 pages de Starfinder, hier. Enfin, non : je les survolais : y'a pas moyen que je lise des listes de talents et de pouvoirs interminables. Mais l'univers esquissé, lui, me plaisait : une rencontre improbable entre D&D et les Gardiens de la Galaxie. Eh ben, sous Abstract, je peux y jouer en 5 minutes. Pareil pour Exalted, 7th Sea ou même Shadowrun : tous les détails de l'univers de jeu se gèrent via les traits. Basta. Avec Absract, un campagne Pathfinder en 6 volumes passe comme une lettre à la poste. En fait, tout ce qui est héroïque est abstracable sans problème.
Une version française est actuellement en financement par les XII Singes. J'ai co-traduit les règles de base avec Patrick Perret. C'est vous dire si je crois en ce système de jeu.
Je me suis éclaté avec D&D5 pendant toute une campagne, vraiment. Mais si je devais remettre le couvert avec Midnight, c'est vers Abstract qu'irait mon choix, aujourd'hui. Au lieu de me demander si tel PJ a bien fait son jet de sauvegarde quand il s'est fait attaquer par le loup numéro 3, je décrirais en détail les loups, leurs crocs et leurs babines baveuses puis je lancerais quelques d6 pour ensuite écouter mes joueurs décrire leurs actions.
Pire (et je sais que les puristes d'Abstract seraient en total contradiction avec mon idée) ; alors que je lis avec un vif intérêt Adventures in Middle Earth, je n'arrive pas à me projeter dans l'idée de maîtriser ça avec D&D5. Je sais que l'ambiance d'Abstract est plus héroïque que celle d'AiME, mais je me dis qu'en donnant le ton juste aux joueurs dès le départ et en communiquant bien avec eux sur l'idée qu'on n'est pas là pour faire du gonzo D&Desque mais pour reproduire l'ambiance de Bilbo et du SdA, on pourrait si simplement se mettre à jouer dans Mirkwood. Tout est une question de longueur d'ondes.
Le Podcast Anonyme (aka Los 3 Amigos) a également dédié un épisode à Abstract.
Bref, ne jugez pas Abstract à sa couverture calamiteuse.
Un super jeu, qu'il faut aborder sans idée reçu... Des gamins qui comprennent comment ça marche en 3 minutes, même si c'est leur première partie, et des rolistes avérés qui s'éclatent...
RépondreSupprimerFranchement une de mes meilleures découvertes de ces 5 dernières années...
"[j]e me dis qu'en donnant le ton juste aux joueurs dès le départ et en communiquant bien avec eux sur l'idée qu'on n'est pas là pour faire du gonzo D&Desque mais pour reproduire l'ambiance de Bilbo et du SdA" sauf que *The One RIng* (j'ai lu trop en diagonale AME pour juger) possède quelques mécaniques (liens, corruption, espoir) qui donne une couleur, un ton à la partie et *Abstract Dungeon* n'a rien de tout ça.
RépondreSupprimerSi je devais compter sur tes joueurs pour rester dans le canon esthétique de Bilbo sans béquille mécanique, je pourrais d'ores et déjà arrêter le jeu de rôle.
Oui, AD est très simple, c'est sa force, mais c'est juste un jeu générique.
COmme MERP, en somme (mais en plus simple ! ;)
(note que j'ai quand même un Abstract Star Wars en tête qui sortira un jour, comme quoi :) )