The Two Headed-Serpent



Sortie en 2017, The Two-Headed Serpent est à la fois la première campagne publiée par le nouveau Chaosium après la 7édition, et la première à exploiter les règles de Pulp Cthulhu[1]. Ses auteurs ? Scott Dorward, Matthew Sanderson et Paul Fricker, des noms familiers des lecteurs de la 7eédition et des productions cthulhiennes de Cubicle 7, autrement dit des valeurs sûres. De plus, les acheteurs de la version papier auront un bel objet entre leurs mains : couverture rigide, 272 pages en papier glacé, signet… Chaosium ne se moque pas de sa clientèle.

De quoi s’agit-il ?


Des aventures d’un groupe de héros travaillant pour Caducée, une organisation en avance sur son temps, qui préfigure les ONG modernes. Dirigée par un milliardaire excentrique du nom de Joshua Meadham, Caducée intervient en cas de guerre ou de catastrophes pour soulager les populations civiles. C’est exactement le genre d’organisation qui peut avoir besoin de médecins ou de logisticiens, mais aussi de costauds, de durs et autres tatoués. La galerie de personnages prétirés qui figure en fin d’ouvrage permet de se fixer les idées, mais de toute façon, l’idée de faire le bien et de botter des culs donne généralement des idées aux joueurs.

Bien sûr, tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, et nos héros ne vont pas tarder à se rendre compte que Meadham s’intéresse à des enjeux un peu plus lourds que des sacs de riz… Pris dans un conflit tripartite opposant des créatures plus anciennes que l’espèce humaine, les investigateurs vont tomber comme des mouches, devenir fous et mourir dans d’horribles souffrances… pardon, je me suis trompé de fiche. En fait, comme c’est du Pulp Cthulhu, ils vont intervenir dans le conflit et faire pencher la balance, reste à savoir dans quelle direction.

Notez que cela ne veut pas dire que la campagne fait une croix sur l’horreur, juste qu’elle sera moins cérébrale que d’habitude.


Baedeker ? Inconnu au bataillon !


Nos héros vont voir du pays : les neuf scénarios les promènent de la jungle bolivienne à l’Islande en passant par Bornéo, le Congo belge, Calcutta et divers autres lieux plus ou moins fréquentables. Tournant le dos à une tendance de plus en plus présente dans les campagnes de L’Appel de CthulhuThe Two Headed-Serpent renonce largement aux détails historico-géographiques qui, selon les avis, alourdissent ses grandes sœurs ou les rendent « vraisemblables ». Vous y trouverez tout ce qu’il faut pour poser une ambiance, mais franchement, on est du côté de chez Indiana Jones, pas chez Stéphane Bern. L’action prime sur le tourisme, et c’est très bien ainsi.


Neuf histoires, une structure


Les scénarios sont de taille comparables, et suivent un modèle identique. On y trouve une scène d’ouverture, une présentation des PNJ, un développement plus ou moins souple, une conclusion et les caractéristiques techniques en fin de chapitre. Tout cela est fonctionnel, efficace, mais semble parfois un peu répétitif à la lecture – j’insiste sur « à la lecture », parce qu’en jeu, ça ne devrait pas trop se sentir.

Il y a des plans là où il faut et les petits croquis des PNJ en noir sur sépia sont plutôt sympas. Quant aux illustrations pleine page en couleur, heu… elles sont tellement colorées qu’elles vous brûlent les rétines si vous les regardez trop longtemps.

Tous les scénarios contiennent des encadrés racontant des anecdotes de test, ce qui permet de voir à peu près où les auteurs veulent en venir. Notamment, elles permettent de comprendre que la campagne n’est pas bloquée sur un style de jeu précis : Pulp Cthulhu est modulaire, The Two-Headed Serpent l’est aussi, elle peut donc servir aussi à bien du pulp à la Robert Howard qu’à du Doc Savage. Il y aura un petit boulot pour l’adapter à votre goût à celui de votre table, mais au moins, vous avez les outils pour y parvenir.

Je suis plutôt client pour les scénarios modulaires, pensés comme « on vous donne un kit et vous pouvez faire plein de choses avec[2] ». Bizarrement, là, ce choix d’écriture me gêne un peu. J’en arrive à penser que l’un des défauts de cette campagne est justement son absence de scènes scriptées, si possible à grand spectacle. Oh, elles sont potentiellementlà, prêtes à se révéler au fil des événements… mais il faudra un certain talent de metteur en scène pour les mettre en évidence.


« David Vincent les a vus… »


Je vais vous divulgâcher un truc : il est question d’hommes-serpents. Bon, on a connu des spoilers plus violents, il suffit de regarder la couverture pour s’en douter. Or, ces histoires de reptiles déguisés qui infiltrent la société humaine et qu’on reconnaît à un détail, ces descriptions de bases secrètes où des créatures préhumaines ourdissent des plans de conquête de monde… à la lecture, le thème des Envahisseurs me trottait dans la tête.

Et de fait, The Two-Headed Serpentserait facile à transposer dans les années 50. Il y aura quelques petits détails à modifier ici et là, mais l’épisode au Congo belge fait trop penser à Bernard Heuvelmans pour qu’on s’en prive. Et puis, l’époque se prête encore très bien au pulp – coucou, Bob Morane !

En plus, ce décalage dans le temps résoudrait les problèmes de transport qui se posent hors champ, parce que « quelques jours plus tard, vous êtes à l’autre bout du monde, et… », ça passera mieux avec des DC-3 rachetés à l’US Air Force qu’avec la technologie de 1935.

Tiens, en parlant de technologie… ces hommes-serpents ont des ordinateurs à interface tactile, recombinent l’ADN, construisent des réacteurs nucléaires, clonent des dinosaures et font muter des insectes. Bref, cette race qui a Dieu sait combien de millions d’années d’évolution d’avance sur les humains se sert de jouets qui sont juste hors de portée des héros, et parfaitement compréhensibles pour un simple mortel du XXIesiècle. Dans une campagne puriste, ça me ferait sortir une fourche, mais en fait, c’est l’un des éléments clés de la bascule du lovecraftien vers le pulp : on quitte l’étrange et l’inconnaissable pour une science conceptualisable avec nos faibles cervelles de primates.


Bilan ?


J’ai bien aimé The Two-Headed Serpent. Oui, je sais, « bien aimé » sonne un peu froid et le fait est que j’ai des réserves. Cependant, elles portent beaucoup plus sur des détails de forme que sur le fond, et relèvent davantage de mes préférences personnelles que de défauts fondamentaux. Or, pour un critique, dire « si j’avais été aux manettes, j’aurais fait différemment » est un péché. En définitive, elle fait le job qui était attendu d’elle : exploiter Pulp Cthulhu et montrer qu’on peut encore tirer des effets neufs de l’ancêtre. Si vous cherchez une bonne histoire dans une ambiance plus « aventure » qu’« horreur », c’est un choix plus que sympa : conseillé.


Disponible sur le site de Chaosium. 19,70 € pour le pdf, 39,35 € la version papier.



[1]C’est aussi la seule campagne sortie à ce jour par le nouveau Chaosium, même si des titres circulent, accompagnés de « c’est pour bientôt » qui ont tendance à reculer dans le temps.

[2]Notamment ne pas les jouer tels quels, parce qu’arrivés à un certain point dans la campagne, il y a des chances que les joueurs aient leurs petites idées sur ce qu’il convient de faire. Or, ils suivent rarement le script. En fait, c’est l’un des soucis de la deuxième partie de la campagne, je trouve que le Gardien manque un peu de billes pour gérer les effets de bord induits par leurs choix.

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