La famille doit voter, de Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti (2005)




Vu de ce début de XXIsiècle, l’histoire du vote est toute simple : un droit né à la Révolution, devenu universel en 1848 pour les hommes et 1946 pour les femmes, auquel on accède lorsque sonne l’heure de la majorité.

Sauf que la réalité est, comme souvent, légèrement plus compliquée. En 1848, les républicains se rendent compte que le côté « universel » a quand même des inconvénients. En effet, la première chose qu’à fait le peuple souverain quand on lui a demandé son avis a été d’élire un démagogue douteux. Considérant que puisque le peuple s’était trompé, il était souhaitable d’éviter qu’il recommence, ils ont rayé un tiers du corps électoral d’un trait de plume… donnant du même coup au prince-président l’un des prétextes pour le coup d’État qui fera de lui Napoléon III.

Vingt ans plus tard, sous la IIIRépublique, le suffrage universel s’exerce pleinement… Un ouvrier vaut un millionnaire, ce qui reste fâcheux, d’autant qu’il y a plus des premiers que des seconds. Comme il est impossible de revenir dessus, de brillants esprits s’efforcent de le « rectifier » pour obtenir un pouvoir plus pondéré, au sens de « conservateur ».

Comment y parvenir ? La liste des pistes évoquées pendant toute la IIIRépublique m’a fait penser à la lecture de la section « règles » d’un forum de jeu de rôle : « dites voir, les gars, on pourrait combiner le vote avec les XP. C’est tout simple : vous gagnez une voix de plus par tranche de quinze ans – deux voix après trente-cinq ans, trois après cinquante. Vous en pensez quoi ? » Il y a même un moment, après la Première guerre mondiale, où l’Assemblée à très sérieusement envisagé de faire voter les morts, ou plus exactement de transférer les voix du million quatre cent mille soldats tués à l’ennemi à leurs parents ou à leur veuve.

Et c’est ainsi que nous arrivons au suffrage familial. L’idée initiale est simple : plutôt que dire que l’unité de base est le citoyen, disons que c’est la famille, représentée par son chef naturel, reconnaissable à sa moustache. Comme on ne peut pas retirer le droit de vote aux célibataires, ces êtres chétifs qui refusent de procréer, on va « juste » donner une voix en plus aux familles.

Une voix ? Oui, mais et les familles nombreuses ? Est-il juste d’ignorer les sacrifices des gens qui ont vraiment servi leur patrie en engendrant cinq, dix ou douze enfants ? C’est là-dessus que se produit une première collision entre une droite désireuse de tempérer le suffrage universel dans un sens conservateur, et une autre qui veut une France pleine de futurs soldats prêts à résister à la marée de casques à pointe qui déferlera, tôt ou tard, sur le pays.

Ces deux groupes s’entendent tant bien que mal, jusqu’à ce que les seconds prennent le dessus, après la Grande Guerre. En 1923, la Chambre met le suffrage familial à l’étude. Les socialistes le torpillent in extremis… et c’est alors que se produit une deuxième collision, cette fois avec les féministes, qui veulent voter comme n’importe quel citoyen, et surtout pas « à la place » ou « en complément » de leur mari[1].

L’entre deux-guerres est donc occupé par une série de nouveaux projets qui proposent un suffrage vraiment universel dès la naissance, Monsieur votant pour lui et ses fils et Madame pour elle et ses filles. Dans d’autres versions, le couple se partage équitablement un pool de voix qui évolue en fonction du nombre d’enfants sans tenir compte de leur sexe. Les familialistes butent sur des détails byzantins, sur la mauvaise volonté de gouvernements qui veulent bien repeupler le pays mais n’ont pas envie de bricoler le suffrage universel, et accessoirement sur l’absence de désir du public. En démocratie, ce dernier point s’avère particulièrement gênant…

Sans surprise, le petit milieu familialiste est modérément consterné par la chute de la IIIRépublique et l’avènement de Pétain, en qui ils voient un compagnon de route. Hélas, les subtilités du mode de scrutin préoccupent assez peu l’État français, qui parle parfois d’élections, mais toujours au futur ou au conditionnel.

Quatre ans plus tard, les familialistes les plus compromis sont mis sur la touche, la photo du Général remplace celle du Maréchal dans les publications du mouvement… et le vote des femmes coule l’idée pour longtemps[2]. Attention, « longtemps » ne veut pas dire « toujours », car les auteurs relèvent que des idées de suffrage familial sont réapparues dans le programme mégrétiste, il n’y a pas si longtemps.

Pourquoi est-ce que je vous parle de tout ça ? D’abord parce que c’est un bon petit bouquin, écrit d’une plume alerte qui fait passer les côtés austères du sujet.

Ensuite et au premier degré, parce que si vous faites jouer en France entre, disons 1880 et 1939, la question démographique pèse lourdement dans le débat public, à un point et selon des modalités que nous avons du mal à nous représenter. L’angoisse que suscite le fantasme d’un « Grand Remplacement » dans certains milieux est bien moins lancinante et répandue que la peur de la « dépopulation » vers 1920. Cela peut au minimum servir à colorer l’arrière-plan au Centre Sélène[3], mais moyennant un petit effort, on peut sans doute en tirer un scénario entier…

Au second degré, La famille doit voter est un rappel utile : les récits linéaires comme celui ouvre ce billet ne valent pas grand-chose parce qu’ils ignorent les marges. Or, les meilleures histoires naissent toujours de gribouillis dans les marges, et les individus qui les peuplent sont souvent plus intéressants à étudier que ceux qui ont suivi sans trop de heurts le cours de leur époque. Ils ont aussi un meilleur potentiel narratif : quitter le terrain des idées pour celui des personnages ouvre un autre espace, tout aussi fascinant que le précédent[4].

Enfin, parce qu’il intéressant de voir à quel point on peut vendre des idées réacs sous un emballage moderne et séduisant (celui du suffrage « vraiment universel » dans ce cas précis), et à quel point  une conquête des esprits bien préparée par des groupes disposant de relais politiques et médiatiques solides, peut sembler réussir… et avorter si l’opinion publique ne la suit pas. Chacun appliquera cette dernière leçon selon ses sensibilités politiques, bien entendu.

Hachette Littérature, 265 pages, 25,70 €



[1]Et qui sont particulièrement outrées à l’idée que les pères de famille nombreuses aient plus de droits, parce que ce ne sont pas eux qui se les sont tapées, les douze grossesses.
[2]Michel Debré, qui avait été proche des familialistes, attendra la fin de sa carrière pour reparler de natalité, et dans la France post-pilule, il fera marrer tout le monde.
[3]C’est par là que j’y suis arrivé.
[4]Les auteurs font remarquer que les familialistes les plus virulents ont tendance à être célibataires…

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