La bande des cousins contre Cthulhu


Parfois, les gens portent des trucs en eux et mettent longtemps à les exprimer. Ce projet d’Oscar Rios rentre dans cette catégorie. Des versions rudimentaires de deux des quatre scénarios qui le composent ont été publiées sous forme de monographies il y a des éternités. Il a fallu des années d’incubation pour qu’un financement participatif leur permette de prendre leur forme définitive et d’être rejoints par un paquet d’autres trucs.

 

Par ailleurs, assez souvent, les trucs qui mettent du temps à naître sont bizarres. Les idées évidentes sont faciles à développer et ont un marché clair. Mais là… des scénarios où l’on joue des gamins grandissant dans la Nouvelle-Angleterre de Lovecraft ? Avec comme thème unificateur les jours fériés ?

 

Eh bien oui.

 

En définitive, avec le retard classique qui participe à la qualité de l’éditeur, Golden Goblin Press, les souscripteurs du financement participatif ont hérité d’un panier garni assez copieux :

 

• The Eldritch New England Holiday Collection, un gros recueil de scénarios.

• The Mystery of April Snow, un scénario bonus en .pdf.

• Children of Lovecraft Country, un recueil de nouvelles[1].

 

La visite est gratuite, vous n’aurez pas besoin de dépenser les quelques cents d’argent de poche que vous avez mis de côté en livrant des journaux. Enfourchez votre fidèle vélo, et en route !

 

 

The Eldritch New England Holiday Collection

 

Cet imposant recueil de scénarios de 250 pages est un bel objet, avec une maquette lisible, une couverture souple, et une reliure apparemment solide. Les illustrations de David Lee Ingersoll méritent une mention spéciale : elles sont en couleur, avec un trait qui leur donne un étrange petit côté « BD franco-belge ». Elles aussi sont très fidèles au texte, ce qui est toujours sympa.

 

Nous sommes à l’automne 1925. Arkham n’a rien perdu de son charme, ni Kingsport de son éclat. L’Abomination n’a pas encore rendu visite à Dunwich, et les gens d’Innsmouth vivent encore leur petite vie discrète et malsaine. Il est franchement conseillé de posséder les suppléments dédiés à ces quatre lieux, mais ce n’est pas tout à fait indispensable, les scénarios donnant une bonne idée de leurs ambiances.

 

Nos héros ont entre onze et treize ans. Ils appartiennent à une très grande famille, descendant d’un patriarche résidant à Dunwich. Les différentes branches du clan n’ayant pas perdu le contact en dépit de l’éloignement, les adultes se retrouvent régulièrement chez les uns et les autres, notamment pour les fêtes. Et bien sûr, leurs enfants sont de la partie.

 

Les six prétirés sont quatre garçons et deux filles, éparpillés entre Dunwich, Arkham, Kingsport et Innsmouth[2]. Ils s’adorent, ils sont toujours ravis d’être ensemble… mais cette année, chacune de leurs rencontres va déboucher sur une aventure. Aucun d’eux n’est réellement indispensable, et il est tout à fait possible de les faire jouer à trois ou quatre joueurs en leur disant que « cette année, cousine Alice n’a pas pu venir », ou en gardant ladite Alice comme PNJ.

 

Ce dispositif plutôt léger tourne bien, le pays de Lovecraft fonctionnant comme un gros moteur à suspension d’incrédulité. Après tout, fêter Halloween à Dunwich ou le 4-Juillet à Innsmouth, c’est tendre le bâton pour se faire battre…

 

A ce stade, je m’interroge sur un point de sémantique. Doit-on parler de « campagne » pour ce recueil ? Les scénarios s’enchaînent dans l’ordre chronologique et ils auront plus ou moins les mêmes héros, mais ils ne sont pas liés par une intrigue sous-jacente. Personnellement, j’emploierai plutôt le terme « suite », mais ça au fond, ça n’a pas beaucoup d’importance.

 

Pour revenir au concret, les scénarios parlent tous d’« investigateurs », parce que c’est l’habitude à L’Appel de Cthulhu. En pratique, trois des quatre scénarios proposent des situations relativement simples à comprendre. Du coup, l’enquête y est réduite au minimum. Cela ne veut pas dire qu’ils sont inintéressants, loin de là !

 

En dépit de leur relative simplicité, ces scénarios ne sont a priori pas faits pour des joueurs de l’âge des prétirés. Je pense qu’ils pourraient fonctionner sur des préados, mais il faudrait sans doute y faire des coupes. En tout cas, ils n’ont pas été rédigés pour ça, plutôt pour des adultes qui ont envie de vivre des morceaux d’enfance peuplés de sorcières, de fantômes de morts-vivants un peu plus réels que la moyenne.

 

Dans tous ces scénarios, « vivre des morceaux d’enfance » veut dire s’adonner à des activités enfantines sous la supervision d’adultes PNJ. Tous les scénarios commencent par une copieuse « première partie » centrée sur une fête où les prétirés jouent des batailles de boule de neige ou participent à des concours de châteaux de sable. C’est fait de manière intelligente, avec des jets de dés, de la compétition et des enjeux. Si les joueurs embrayent, cela peut être tout à fait jubilatoire. Dans le cas contraire, cela risque d’être un tantinet pesant. À la lecture, le Gardien est averti à plusieurs reprises : il faut pousser les joueurs à se laisser porter et à profiter de l’occasion de faire du roleplay. Personnellement, ça me va tout à fait, mais ça n’est pas la came de tout le monde.

 

Chacun de ces scénarios a été rédigé avec le souci du détail qui est l’une des marques d’Oscar Rios. Du coup, on se cultive un peu au passage avec des recettes à base de poisson de Nouvelle-Angleterre ou la liste des chants de chants de Noël à la mode dans les années 1920.

 

• Halloween in Dunwich ouvre le bal. Les cousins se retrouvent pour fêter à la fois Halloween et l’anniversaire de l’arrière-grand-papa[3] Silas. Au menu, la cueillette des pommes, la fabrication de lanternes citrouilles, un dîner pantagruélique, puis une veillée à raconter des histoires de fantômes… on se croirait presque dans une version un peu louche de la Comté. Sauf que bien sûr, ça dérape, et nos héros se retrouvent à essayer de sauver leurs familles des attentions d’une méchante sorcière – qui, bien que très très méchante, a une raison de ne pas vouloir (trop) de mal aux enfants. C’est mignon et efficace, avec de jolies scènes et la perspective d’une séance sympathique.

 

• Christmas in Kingsport place nos héros sous la supervision d’une cousine un peu plus âgée qu'eux. Elle a un secret… et comme on est à Kingsport, le scénario quitte vite la réalité pour aller gambader dans des Contrées du rêve auxquelles j’ai trouvé un petit côté Magicien d’Oz pas désagréable. À la lecture, c’est une très chouette histoire, qui m’a même tiré une petite larme sur la fin. Je ne suis pas certain qu’elle soit aussi sympa à jouer, à moins d’accepter de se laisser porter pendant toute la très longue première partie plus un gros morceau de la seconde. Néanmoins, ce scénario offre deux bonnes raisons de le faire jouer : la cousine Melba est un PNJ intéressant, doté d’une épaisseur que l’on ne voit pas tous les jours en jeu de rôle. Et il vous donne l’occasion de manœuvrer une armée de démon idi… inadaptés. Mais ils font de leur mieux.

 

• Easter in Arkham revient à un modèle de scénario un peu plus traditionnel. Cette fois, nos héros ont une semaine entière de vacances, ce qui leur laisse du temps pour enquêter sur une sale histoire qui leur tombe dessus pendant la chasse aux œufs organisée par l’université Miskatonic. On évolue quelque part entre Enid Blyton et Stephen King, au pays des gamins fouineurs qui vont partout, montés sur leurs fidèles vélos. L’intrigue est raisonnablement compliquée, donnera à nos héros l’occasion de se frotter à des PNJ plus ou moins décalés, et peut donner lieu à un combat final vraiment dangereux. Les deux scénarios précédents mettaient en scène des adversaires qui avaient des raisons de retenir leurs coups, celui-ci se contrefiche d’épargner des mômes.

 

• Innsmouth Independence Day a un titre un peu trompeur. En fait, la famille ne fête pas le 4-Juillet à Innsmouth même, mais sur une petite île privée située au-delà du récif du Diable. La première partie met donc en scène un agréable week-end à la mer, sous la supervision d’adultes dont beaucoup ont de drôles de têtes, mais ça n’est pas poli de se moquer… Les événements vont conspirer pour que nos héros aillent visiter la ville en dépit des interdictions. Le résultat, joué sur une nuit, est une étrange « invasion d’Innsmouth », avec des personnages qui s’enfoncent au cœur de la ville en essayant de ne pas être vus. C’est rigolo et ça fonctionnera mieux sur des joueurs qui connaissent Innsmouth… Attention toutefois, si le Gardien n’est pas un minimum compréhensif, le potentiel de catastrophe est dangereusement élevé.

 

Comme souvent avec les recueils signés par un seul auteur, la qualité est très homogène. À titre personnel, j’ai une petite préférence pour Christmas in Kingsport et Easter in Arkham, mais les deux autres ne déméritent pas.

 

Les 70 dernières pages du recueil sont consacrées aux aides de jeu et surtout à vingt-quatre feuilles de personnage recto verso :

 

• les cousins tels qu’ils sont au premier scénario, autrement dit leur version « utile » ;

• les meilleurs amis des cousins, qui des apparitions ici et là dans les scénarios, et peuvent servir de personnage de rechange ou être confiés à un joueur invité ;

• les cousins tels qu’ils seront en mode « jeunes adultes », vers le milieu des années 1930, si vous avez envie de leur faire vivre d'autres aventures ;

• les cousins en version « jeunes adultes pulp ».

 

Ces deux dernières versions sont d’un intérêt discutable, mais la comparaison entre les deux est réjouissante. L’étudiant qui joue au football devient un sportif de haut niveau qui croule sous les contrats de sponsoring tout en combattant les forces du Mythe, par exemple.

 

La balade est terminée, et nous voilà ramenés à la question de départ : avait-on vraiment besoin d’un supplément de 250 pages dont la finalité est de jouer des préados confrontés au mythe de Cthulhu, avec les fêtes américaines en fil rouge ?

 

Posée comme ça, la réponse est bien entendu « non », sauf si…

 

1. Comme moi, vous vous languissez du pays de Lovecraft, que Chaosium laisse à l’abandon depuis pas loin de dix ans. Ça m’a fait bien plaisir de reprendre le trolleybus de Kingsport ou de découvrir le programme du cinéma d’Arkham lors des vacances de Pâques 1926…

 

2. Si vos joueurs ont envie de retomber en enfance, ou si vous avez envie de les faire retomber en enfance. Ces scénarios ont tous un petit côté « frais », et le conte de Noël à Kingsport offre un espace à l’émerveillement plus qu’à la peur.

 

3. Si vous êtes fan de l’écriture d’Oscar Rios – je me répète de billet en billet, mais il a l’art de rendre marquant un PNJ banal, et un talent pour construire de bonnes histoires.

 

En fait, potentiellement, ça fait du monde…

 

En vente sur le site de l’éditeur, 25 $ le .pdf et 50 $ la version papier. Les frais de port avec les USA étant ce qu’ils sont, je vous conseille d’opter pour le .pdf

 


 The Mystery of April Snow

 

Il s'agit d'une version révisée et étendue du premier scénario jamais écrit par Oscar Rios. Il peut être joué par des investigateurs classiques ou, moyennant quelques aménagements indiqués dans le texte, par la bande des cousins.

 

Adolescente sans histoire, April Snow a disparu la veille de son 14e anniversaire. Elle n’est pas partie seule : ses ravisseurs ont massacré ses parents et ses frères. Confrontée à un kidnapping et à quatre meurtres, la police d’Arkham est sur les dents… mais ça n’est pas grave, parce qu’April Snow allait en classe avec l’une des cousines. Autant dire que le mystère est résolu.


The Mystery of April Snow propose une bonne petite enquête, assez facile à prendre en main, y compris par un Gardien débutant, et qui réservera de désagréables surprises aux vétérans. En 30 pages dont 22 utiles et 8 d’aides de jeu, c’est un bon cru sans être un chef-d’œuvre.

 

En vente sur le site de l’éditeur, en .pdf uniquement (15 $).

 

 

 

Children of Lovecraft Country

 

Ce mince recueil de nouvelles compte une centaine de pages. Chacune de ses six histoires est centrée sur l’un des cousins, agissant seul ou avec des amis, mais pas d’autres cousins.

 

Toutes font une quinzaine de pages, et toutes ont le petit côté rafraîchissant déjà noté pour les scénarios – pas d’enjeux cosmiques, peu de violence ou alors perpétrée par des adultes, et la perspective d’enfants qui prennent les choses comme elles viennent et se soucient peu d’intégrer leurs expériences dans un contexte plus large.

 

• Ghosts & Monsters, de Peter Rawlik, nous parle du cousin de Kingsport et de ses problèmes avec des fantômes. Une guest star inattendue mais bien trouvée associée à un développement sympa composent une bonne petite histoire.

 

• A Dream of Dunwich, de Glynn Owen Barrass, met en scène l’un des cousins de Dunwich, qui fait une mauvaise rencontre : un certain Wilbur Whateley, de la branche de la famille que personne n’invite plus depuis belle lurette. Les dialogues en patois de Nouvelle-Angleterre sont le seul reproche que je peux lui faire.

 

• Witchlights, de Christine Morgan, se passe aussi à Dunwich. C’est une histoire pas compliquée, pas désagréable, mais pas passionnante. C’est bien de miser sur l’ambiance, mais à un moment, ça ne suffit plus…

 

• Luck be with You, de Brian Sammons, ressemble un poil plus à un scénario Cthulhu classique. Elle se laisse lire sans déplaisir, même si on voit arriver la chute d’assez loin – et quand je dis « chute », c’est au sens littéral.

 

• George Weedon and the Mystery of Emily Kane, de Lee Clarck Zumpe, ressemble aussi à un scénario Cthulhu, mais à un pas très bon, avec beaucoup de violence à la fin, commise par des PNJ à la place des enfants. J’ai un peu peiné à la lire.

 

• Blood and the Deep Blue Sea, d’Oscar Rios, nous raconte une sale mésaventure vécue par la cousine d’Innsmouth. J’ai beaucoup aimé cette vue de la ville au ras du sol, par les yeux de quelqu’un qui ne sait pas tout, même si elle en a vu beaucoup.

 

Au bilan, Children of Lovecraft Country est un complément sympa au recueil de scénarios. Il n’a rien de bouleversant, mais Ghosts & Monsters et Blood and the Deep Blue Sea sont sympas.

 

En vente sur le site de l’éditeur (8 $ le .pdf, 15 $ la version papier, 20 $ les deux). Les frais de port avec les USA étant ce qu’ils sont, je vous conseille d’opter pour le .pdf.

 


 

 



[1] Un Kickstarter ultérieur a engendré un second volume, Eldritch Legacy, qui nous présente les cousins devenus de jeunes adultes. Je ne l’ai pas acheté et n’en parlerai donc pas.

[2] Trois d’entre eux sont touchés par le surnaturel… et le vivent bien pour le moment.

[3] À quelques générations près, Silas est très âgé.

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