Harlem Unbound 2nd Edition

 

Je suis encore vert d’avoir raté la première édition de ce supplément, parue chez Darker Hue Studios, un petit éditeur américain qui ne vendait pas ses produits de ce côté de l’Atlantique. Chaosium a eu l’excellente idée d’en faire une 2e édition intégrée à la gamme officielle, et cette fois, je me suis jeté dessus dès sa sortie. Il m’a fallu un bon moment pour le lire, plus longtemps pour le digérer. Quant au délai dans l’écriture de ce billet… il est resté enlisé dans ma pile des textes à moitié rédigés pendant de longs mois. C’est entièrement ma faute.


Cela dit, il n’est jamais trop tard pour bien faire. Donc, Harlem Unbound 2nd Edition est un épais supplément de 355 pages à couverture rigide, avec les marques habituelles de la qualité Chaosium : couleur, papier glacé et signet. Les illustrations sont dans un style assez particulier, avec des dominantes noires et rouges qui ne feront pas l’unanimité, mais elles me plaisent.

 

Le texte est bien écrit, et par un auteur assez sûr de lui pour utiliser le « je » de temps en temps, ce qui change agréablement des postures surplombantes qui prolifèrent dans le jeu de rôle. Soit dit en passant, la performance qui consiste à rédiger seul un volume de cette taille me laisse admiratif.

 

Et donc, en route pour jouer des investigateurs noirs à Harlem, une bulle fragile de négritude au cœur d’une ville blanche… et hostile à un point à peine imaginable vue de la France de la troisième décennie du XXIe siècle.

 

« Harlem », à ce point de l’espace-temps, n’est pas qu’un quartier, c’est aussi le foyer de ce qui sera connu après coup comme la « Harlem Renaissance », autrement dit l’émergence d’une intelligentsia noire soutenue par une riche « bourgeoisie noire[1] », qui compte déjà quelques millionnaires. Artistes et intellectuels pullulent, cassent les codes artistiques hérités des générations précédentes et se disputent sur ce que veut dire « être Noir », aux États-Unis et dans un monde où l’Afrique est un patchwork de colonies.

 

Un chapitre entier présente les participants de ce mouvement, leurs journaux, leurs œuvres majeures, leurs controverses, etc. Bien sûr, ce bouillonnement créatif ne concerne pas que la politique et la sociologie. Il est aussi beaucoup question de musique, de théâtre, de science… D’un pur point de vue de votre culture générale, c’est passionnant à lire et ça permet de découvrir les soubassements de débats qui ressurgiront quarante ans plus tard, lors de la lutte pour les droits civiques. Ah, et au passage, cela donne des idées de personnages en pagaille.

 

Tout cela se déroule dans un espace relativement étroit, où s’empilent des strates sociales (la bourgeoisie noire vit au sud, près de Central Park, les pauvres plus au nord) et ethniques (car il existe aussi un Harlem juif où vit Harry Houdini, ainsi qu’un Harlem italien qui est train de devenir portoricain). La description géographique, purement factuelle, est bien faite et inspirante, et de toute façon, les mots « quartier populaire de New York » évoquent des images dans la tête de tout le monde.

 

La création de personnage est expédiée en quelques pages. Comme elle dévie très peu de celle de L’Appel de Cthulhu, c’est bien suffisant.

 

Nous voilà arrivés à l’inévitable chapitre de conseils aux Gardiens des arcanes… qui n’a rien de convenu, pour une fois. Chris Spivey s’y attaque à l’éléphant qui danse le charleston la pièce depuis quatre-vingt-dix pages : l’aspect politique d’un supplément où

 

1) on incarne des Noirs dans une Amérique où le KKK compte trois millions de membres, où

2) on joue des histoires inspirées de l’œuvre d’un auteur dont même ses défenseurs les plus acharnés conviennent qu’il était raciste, et où

3) on fait tout ça dans le contexte social et politique des États-Unis contemporains.

 

Il va sans dire que c’est compliqué, mais j’ai découvert ici à quel point rien n’allait de soi. Spivey se penche sur les difficultés qui attendent les groupes mixtes, les meneurs de jeu blancs face à des joueurs noirs, le danger d’employer des mots racialement chargés… Il apporte des solutions, précise qu’il existe plusieurs manières de jouer les scénarios selon les désirs du groupe, propose une règle optionnelle… Bref, il démine son propre texte, avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité. Chapeau !

 

Nous arrivons au tiers du bouquin, et nous en avons terminé avec l’histoire, la géographie et la théorie. Il reste à mettre tout ça en pratique, c’est chose faite au fil de sept scénarios représentant plus de deux cents pages. Ça tombe bien, les scénarios, c’est ce que je préfère.

 

Présentés dans l’ordre chronologique, les six premiers peuvent former une petite campagne qui s’étend de 1920 à 1928. Comme nous le verrons plus loin, le septième est… particulier. Tous sont de longueur comparable et tous sont de bonne ou de très bonne facture. La plupart reposent sur des jobs que des personnalités locales confient aux personnages, ce qui se prête assez bien à une structure du type « arrangeurs discrets qui font disparaître les problèmes pour le compte des gens importants du quartier », avec ou sans un emballage « détective privé ».

 

• Harlem Hellfighters Never Dies. Quelqu’un tue les vétérans noirs de la Première guerre mondiale[2]. Les investigateurs sont témoins d’une agression bizarre qui les pousse à s’intéresser à l’affaire. Des sept scénarios, c’est celui où l’on ressent le plus la pression d’un monde extérieur hostile, et de forces de police qui non seulement n’ont rien à foutre de ce qui passe sous leur nez, ce qui est un peu le mode par défaut de L’Appel de Cthulhu, mais qui se montrent activement hostiles.

 

• That Jazz Craze. Un « homme d’affaires » de Harlem a investi une assez forte somme dans le pressage du premier disque de « jas » enregistré par un Noir. Bien entendu, il y a eu un souci. Désireux de rentrer dans ses fonds, notre homme se tourne vers les investigateurs. Bien fait et flippant, ce scénario souffre d’un problème agaçant : à un moment donné, les personnages vont faire quelque chose de logique et d’évident, que tout le monde ferait à leur place… Or, cette action anodine signe leur arrêt de mort à court terme et sans appel. C’est bêtement punitif… mais assez facile à adoucir.

 

• The Contender : A Love Story. Cette fois, le commanditaire des personnages est le gérant du Cotton Club, un gaillard qui, il n’y a pas si longtemps, a été le premier Noir à remporter le championnat du monde des poids lourds. L’un de ses poulains s’est fait démolir par un demi-sel. Il est mécontent, veut comprendre ce qui s’est passé, et tient surtout à ce que ça ne se reproduise plus. Ce scénario sent la sueur, les salles de boxe miteuses, le fric, les matchs truqués… C’est aussi une histoire émouvante et tragique, sans fin heureuse possible. Au mieux, les personnages peuvent limiter les dégâts. Tout cela met en évidence une vérité toute simple : au bout du compte, le sang et les larmes appartiennent à toute l’humanité. Face aux tragédies en général, et aux sales tours que vous joue un cosmos lovecraftien en particulier, la couleur de peau compte peu. The Contender est, de loin, mon préféré des sept.

 

• Dreams and Broken Wings. Le groupe remonte la piste d’un artiste disparu alors qu’il était sur le point de percer dans le milieu artistique de Harlem. Ce scénario est d’une qualité très honorable, mais je l’ai trouvé un ton en dessous du précédent. C’est le problème de passer après les poids lourds… il faudra que je le relise en dehors de la série, un de ces jours.

 

• An Ode for the Lost est une double curiosité : un scénario lié à la fois aux Contrées du rêve et aux Masques de Nyarlathotep. Je n’ai rien contre les chats d’Ulthar, bien au contraire, et l’apparition en guest star[3] d’un PNJ des Masques me fait plutôt plaisir, mais je trouve que la combinaison des deux un tantinet indigeste…

 

• Whispers of Harlem se passe en 1928, et suppose des investigateurs assez bien établis pour être invités à une soirée mondaine par une ou plusieurs figures du quartier. Bien sûr, les mondanités se gâtent assez rapidement. C’est le point culminant de la série, ce qui implique une sérieuse dose de surnaturel. À vous de voir si le dosage vous conviendra, il est peut-être un poil trop chargé à mon goût.

 

• Your Name in the BookCe scénario nous ramène à Haarlem avec deux a, un village hollandais perdu dans les forêts de l’île de Manhattan, à quelques heures de marche au nord du petit bourg de New York. Nous sommes dans les années 1680, les Anglais viennent de prendre le contrôle de la région, des Indiens hostiles rôdent encore aux alentours… Quant aux investigateurs prétirés, il s’agit d’un mélange d’esclaves et de Noirs libres, qui vont se retrouver plongés dans des ennuis XXL. Ce petit retour à l’ère coloniale n’est pas plus gai que les années 1920, mais il s’avère franchement dépaysant. Je l’ai beaucoup aimé.

 

En définitive ?

 

Harlem Unbound est un excellent supplément de jeu de rôle. Bien fait, bien écrit, bourré d’informations, permettant de découvrir un pan entier de l’histoire américaine dont la plupart des Français ne savent rien, avec un accent mis sur les scénarios qui me met en joie… je ne vois pas quoi dire d’autre que « bravo et merci ! »

 

Reste un aspect fondamental, que je ne suis pas qualifié pour estimer : son apport aux débats sur un milieu du jeu de rôle qui, aux États-Unis, évolue dans la douleur vers plus de diversité. De ce point de vue, mon pifomètre personnel estime que Harlem Unbound aura un impact sensible et durable, mais si ça se trouve, je me plante complètement.

 

Un supplément de Chaosium pour Call of Cthulhu 7th Edition. 368 pages, 21,09 € en pdf ; 47,94 € pour le combo papier + pdf sur le site de l’éditeur.

 



[1] En français dans le texte.

[2] Ceux qui nous intéressent se sont battus dans un régiment américain intégré à une division française, les généraux US n’aimant pas trop le concept de Noirs armés. Le 369e d’Infanterie recevra la Médaille militaire. Ses membres rentreront au pays avec une collection de décorations individuelles, et l’illusion que la France est un paradis où le racisme n’existe pas, image qui perdurera tout au long des années 20 et dont l’écho résonne encore dans ce supplément.

[3] Précisons : un PNJ tel qu’il est dans la version actuelle des Masques publiée par Chaosium. Si vous en êtes resté aux versions Descartes ou Sans-Détour, attendez-vous à une surprise.

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