Très vite, Le Chat noir attira le gratin de la bohème des années 1880, vite suivi par le grand public, et Salis eut les moyens de déménager dans des locaux plus grands… puis ceux de se payer le luxe d’éditer un hebdomadaire de quatre pages grand format, où cohabitaient des catholiques et des athées, des anarchistes et des conservateurs, des dessinateurs et des auteurs… bref, à peu près tout le monde, à condition d’avoir du talent et un sens de l’humour aux expressions variées, allant du pince-sans-rire au macabre en passant par à peu près toutes les nuances intermédiaires[1]. Salis eut le bon goût de nommer rédacteur-en-chef un jeune homme prometteur, Alphonse Allais, qui réussit à piloter cet improbable vaisseau pendant de longues années.
Ce recueil de Contes du Chat noir nous présente une centaine de textes, classés en trois grandes parties : « Tragédies du quotidien et drôles de drames », « Perversion, obsessions, vengeances et malédictions », « Pensées de l’ombre et de l’au-delà ». Ces intitulés valent ce qu’ils valent, certains contes pourraient glisser d’une catégorie à l’autre sans beaucoup d’efforts. Alphonse Allais est très présent, mais on croise aussi Charles Cros, Marcel Schwob, Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé, Léon Bloy… et une foule d’autres, tous très fréquentables, mais oubliés aujourd’hui.
Au fil des notes et des fiches bibliographiques, on se fait une culture, sommaire mais réelle, sur les cercles de la bohème parisienne, des Hydropathes aux Fumistes en passant par les Hirsutes – des jeunes gens[2] de bonne compagnie, tous très occupés à grappiller quelques sous pour payer l’impression d’improbables plaquettes de poèmes… ou simplement de quoi manger.
La vie de bohème de l’époque était rude, il suffit de consulter la liste des contributeurs pour s’en convaincre : certains vivront jusqu’aux années 1950, mais la grande majorité disparaît jeune[3], et le biographe nous précise gentiment qu’Untel meurt fou, que tel autre se tire une balle ou qu’un troisième succombe à l’alcoolisme.
Pourquoi je vous parle de tout ça ?
Déjà, pour le plaisir de lecture. Tout n’est pas excellent, certains textes sont un peu faciles ou datés, mais l’ensemble se consomme quand même sans modération – j’en suis venu à bout en quelques jours, alors que je m’attendais à sécher dessus tout le mois de janvier.
Ensuite… ensuite, ça devient un peu plus compliqué.
À une pincée d’exceptions près, aucun de ces contes n’est réellement transposable en scénario. Tenus par des contraintes de place, MM. les auteurs cultivent le texte court et efficace, oscillant de vingt lignes à trois ou quatre pages format poche. En revanche, il en ressort des ambiances tout à fait goûtues, qui peuvent être reprises avec un peu de délicatesse, quitte à greffer des péripéties dessus.
À un autre niveau, ces Contes fonctionnent comme un catalogue d’éléments en lien direct avec les mentalités de ces lointaines années 80 et 90 du XIXe siècle. Alors certes, ce sont des éléments outrés, extrêmes, mais ils devaient faire vibrer des cordes qui n’existent plus chez nous. (Il n’y a qu’à voir le nombre de contes qui tournent autour de la guillotine et des exécutions capitales pour s’en convaincre.)
J’ai déjà parlé des biographies, mais autant le redire rapidement : le dictionnaire des auteurs et des illustrateurs est littéralement une mine de PNJ.
Bref, pour un prix modique, vous tenez là une mine pour Maléfices, Crimes ou Les Héritiers, entre autres, où puiser à loisir. Tout ne vous servira pas, bien sûr, mais c’est la loi du genre.
Collection Folio Classique, 680 pages, 10,20 €
Merci pour cette très chouette critique d'un ouvrage dont je n'aurais jamais entendu parler autrement !
RépondreSupprimerIl va de soi que le dictionnaire des auteurs se lit avec une interrogation : "est-ce que l'un de ces type aurait pu écrire Le Roi en Jaune ? Ou un imaginaire, que'on glisserait dans la pile, ni vu ni connu ?"
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