Alors que revoici le Chrysopée



Bonjour Morgane Reynier,

Nous avons été mis en contact par Côme Martin, cependant nous ne nous connaissons pas, alors pourrais-tu te présenter ?

Bonsoir Cédric ! Merci avant tout de prendre le temps de cette petite discussion. J'ai rencontré Côme il y a quelques années, à l'époque où justement j'ai commencé à faire du game design et à vouloir écrire, moi aussi, un petit quelque chose pour les rôlistes. C'est un vieux copain de voyage en somme. Du coup que te dire qui ne serait pas trop administratif ? Je suis une créature finalement très peu présente sur la scène du JdR. Quand j'ai écrit Chrysopée il y a bientôt 10 ans, je faisais du JDR et du GN (Grandeur Nature) depuis quelques années. Un hasard m'a conduite à la Cellule, podcast breton où des amis m'ont initiée à plein de jeux et à la théorie du game design. C'est l'école du "le système est important" et dans la foulée de ces discussions, et des belles personnes rencontrées là-bas, j'ai écrit Chrysopée. Sacrée première expérience si tu veux mon avis. Je n'avais jamais rien écrit avant, encore moins publié. Mais j'ai pris le parti d'une auto édition de livres et de PDF et ensuite j'ai publié deux autres petites choses qu'on appelle des formats "freeform" : ils s'inspiraient aussi des expériences qu'on peut vivre dans le Grandeur Nature avec une dimension corporelle -ou physique si tu veux- et des accessoires.

J'ai participé à quelques conférences à l'époque et ensuite je suis retournée à ma vie sans édition, sans écriture ni publication. Je continuais à suivre de loin en loin les aventures des amis et à saluer leurs réussites mais je ne peux pas dire que j'ai été, ni ne suis, un membre actif de la communauté jdresque. Cela dit, je suis toujours heureuse de partager un moment avec les gens prolifiques qui habitent encore à la surface !

Et malgré tout, à ma grande surprise, Chrysopée a continué son voyage et puis un jour Nessun Dove m'a envoyé un message.

Si Côme nous a mis en relation, c’est que vous vous apprêtez à financer une nouvelle édition de ton jeu de rôles épistolaire “Sur la Route de Chrysopée” (SLRDC). Comme j’ai pris le chemin de la mer pour m’en retourner en Valinor (bon, ok, en fait j’ai migré à Montréal il y a 20 ans, mais ça fait moins mystérieux), je ne connais ton jeu que de nom. Mon premier réflexe a été d’aller voir sur le Grog pour lire la description du jeu, et là, c’est le drame : il n’est pas fiché. SLRDC n’est donc pas un JdR ?

Haha ! Cette question de "ce qui est un jdr" ou pas est un sujet de débat dont on n'a pas fini de voir le bout. Si ta définition est : un jdr est un jeu avec un maître du jeu, des règles et des dés, alors non, Chrysopée n'est pas un jdr. Et pourtant, c'est un jeu où les participants construisent ensemble une histoire via un système de règles établies qui permet de faire avancer la quête de leurs personnages. On n'en est pas si loin, qu'en penses-tu ?

Effectivement il n'y a pas de maître du jeu car les joueurs sont chacun les ressorts de la progression de l'autre -mais ça, des jeux comme "Perdus sous la pluie" l'ont bien intégré et maintenant ce n'est plus tellement un sujet (ou si ?)-.

Effectivement, il n'y a pas de dés non plus mais des points à attribuer à son camarade de jeu pour débloquer l'étape suivante de la quête, et effectivement il ne se joue pas autour d'une table mais à distance, format épistolaire oblige.

Pour être complètement franche, lorsque je m'arrachais les cheveux pour élaborer un système qui soit pertinent pour Chrysopée, je suis allée regarder du côté des autres jeux épistolaires à disposition. Je n'avais trouvé à l'époque que "De Profundis", jeu épistolaire basé sur l'univers de Lovecraft et à mon grand désarroi, il n'y avait pas de système du tout. Les règles étaient plutôt des conseils d'écriture que des règles de jeu et je le dis sans jugement bien entendu. Mais ça n'a pas été d'une grande aide, tu penses bien...

Alors est-ce qu'on peut dire que Chrysopée est un jeu de rôle ? Je l'ai pensé comme tel en tout cas même si selon la définition que tu donnes à ce loisir, d'aucun pourrait argumenter l'inverse. Après, pourquoi n'est-il pas fiché sur le Grog ? Mystère, même moi je n'en sais rien. On peut s'amuser à faire des hypothèses. C'est un jeu de niche, auto-édité à l'origine, pas très propice aux conventions ou aux parties courtes. Peut-être que le format épistolaire n'est pas considéré comme valable. Mais dans le fond ce n'est pas très important. Ce qui m'importe c'est que les gens vivent de belles aventures avec.

Qu’est-ce qui t’a poussée à développer un JdR épistolaire ?

Revenir sur mes motivations dix ans après n'est pas une chose simple, il faudra sans doute accepter que je déforme la réalité avec mes yeux d'aujourd'hui. Basiquement, j'aime écrire, même si j'écris peu désormais. C'est une activité délicieuse mais elle est encore meilleure quand on écrit pour quelqu'un. Il faut donc mélanger cette joie de rédiger et de recevoir un texte, mon amour pour les récits de voyage et les carnets d'explorations réels et fictifs, l'envie aussi peut-être d'essayer une échelle de temps qui ne soit pas immédiate. Prendre le temps de composer l'histoire, d'attendre, d'espérer.

Bien sûr, dans sa version la plus vintage, Chrysopée serait joué intégralement avec des lettres papier mais cela demande une vraie discipline. Alors le mail fera très bien l'affaire aussi. Chrysopée est un jeu long. Il faut des mois pour arriver au bout d'une correspondance. Mais quand on reçoit la lettre tant attendue et qu'on y découvre en plus un petit croquis, voire même un objet... C'est la fête !

Quand je veux savoir à quoi ressemble un JdR, je vais sur YouTube pour regarder un actual play. Or avec Chrysopée, je n'ai pas accès à ce partage d'expérience du fait de la nature intime de la correspondance. Ne trouves-tu pas que c'est un grand frein aux jeux épistolaires : on ne sait pas très bien dans quoi on s'embarque ?

J'ai envie de te dire : oui peut-être. Mais aussi : Non car.

Oui peut-être car effectivement il n'y a pas d'émission de test ou d'actual play pour les jeux non-verbaux. Les jeux épistolaires sortent de ces modèles de captation et proposent des choses plus feutrées, en solitaire même parfois !

C'est un frein si tu veux les faire rentrer dans le modèle de diffusion des jdr qui fonctionnent au son. Je crois que les personnes curieuses du genre épistolaires cherchent aussi souvent une façon de jouer sans la voix.

Il y a peut-être des médias à inventer pour promouvoir les "JDR silencieux" !

Mais est-ce que c'est très grave, dans le fond ? Il y a sur internet des joueurs de Chrysopée qui ont écrit des petits articles sur leur expérience personnelle du jeu, ce qui peut donner une idée d'à quoi s'attendre.

Pour celleux qui ont déjà fait du roleplay par forum, l'aventure aura peut-être un goût connu.

Et puis les Archives Suspendues, le site web qui sert de supplément gratuit à Chrysopée, est collaboratif. Des fragments de correspondances envoyés par des joueurs ont servi à écrire des articles et des destinations. Si bien que finalement, ce jeu intime est aussi un univers partagé si on en a envie. Et cela permet d'explorer l'univers avant de s'y promener.

C’est moi ou il y a un aspect scrapbooking dans certains jeux épistolaires ?

(remarque l'habile transition involontaire vers cette question suivante) Je ne sais pas exactement ce que tu mets derrière le mot scrapbooking mais si tu veux souligner le côté "fait maison" avec le papier sélectionné exprès, la calligraphie, les potentiels dessins/photos/ajouts glissés dans le message, je dis "évidemment !" Chrysopée est un jeu qui est pensé pour faire des cadeaux à son partenaire de jeu. De petites attentions que tout amoureux de l'écriture connaît un peu : choisir la couleur du stylo, choisir un papier ou un timbre adéquat... Ce n'est pas propre à Chrysopée, cette dynamique de création/don est attachée à la pratique épistolaire depuis des siècles.

D'ailleurs, les correspondances par mail que des joueurs ont accepté de partager avec moi étaient souvent des scans de lettres réelles. L'écriture manuscrite raconte beaucoup de choses et l'on y sent le temps que la personne y a investi. Si tu veux mon avis, toute relation prend de la valeur selon le temps qu'on y accorde. Et je trouve qu'il y a une vraie beauté à ressentir ce genre de choses.

Cela dit, je digresse : je souhaitais que les joueurs puissent utiliser ce côté "scrapbooking" comme un réel élément de jeu, pas seulement comme un plaisir de partager. Le principe même du jeu, c'est d'utiliser des éléments de la vie réelle et de leur trouver une nouvelle identité dans le jeu. Du coup, adjoindre des images, des dessins ou des objets à la correspondance c'est plus qu'une belle idée, c'est faire avancer la partie.

Mais alors (et là c'est l'écrivain en moi qui parle) pourquoi ne pas publier ces correspondances ? Ça serait toute une gymnastique éditoriale, mais ça me frustre énormément que toute cette passion et cet amour du détail ne soient pas partagés. Car pour moi, ce que tu racontes de ton jeu me donne l'impression que ça serait un formidable outil de création pour deux écrivains.

Qu'est-ce qui empêcherait les écrivains de publier leur correspondance ? Certainement pas moi, tant que les mentions légales sont respectées !

Au contraire même, Chrysopée n'en deviendrait que plus réelle. Tout d'un coup les carnets des explorateurs existeraient pour nous aussi, ce serait fou !

Je m'interroge tout de même : pourquoi toujours publier ? Je ne diffuserai jamais rien de mes joueurs sans que ce soit leur volonté explicite, bien entendu.

Lorsqu'on écrit, qu'on crée, il y a -ai-je l'impression- une injonction à la diffusion. Comme si garder les choses pour soi était dommageable. Même les parties de JdR entrent dans cette logique avec l'actual play.

Et même si j'adore lire, conter, et partager, je ne vois aucun problème à laisser exister des jardins secrets.

Combien de brillants scénarios fait maison ne sortiront jamais du groupe d'ami.e.s à qui ils étaient destinés ?

Je déroge à la règle de cette interview en te posant une question à mon tour : n'y a-t-il pas une joie particulière à savoir que l'histoire que tu crées existe pour une seule et unique personne, et que ce soin si particulier du détail n'est destiné qu'à elle et toi ?

J'adorais le côté éphémère et précieux des impros sur la patinoire, donc oui, je suis sensible à cet argument. Il fallait être là. Mais justement, je ne passais pas des heures à écrire ou penser à l'autre, nous étions dans l'éphémère, une idée en chassait une autre. Avant de savoir que SLRDC existe, je n'étais pas conscient de ne pas avoir accès à ces échanges. Et maintenant que je sais que des gens s'envoient des lettres si attentionnées, je suis pris d'une forme de FOMO (fear of missing out) ludique car on m'a parlé de l'existence de quelque chose de précieux sans pour autant m'y donner explicitement accès. Et ce n'est qu'en écrivant ces mots que je viens de réaliser que c'était une allégorie de l'alchimie. Tu t'es donc joué de moi avec cette question. 

Pourquoi as-tu choisi cette science occulte comme thématique transversale dans SLRDC ?

A cause de la poésie. L'alchimie convoque, rien que par le mot, beaucoup d'images, de références ou même de sensations. Il y a dans cette boîte du mystère, de la magie, de la science, de l'exploration, du rêve et bien sûr : des promesses.

Le pouvoir de transformer le monde, d'éprouver sa volonté sur le réel et sans doute aussi de dépasser les limites de ce qui étaient pensable, sont des ressorts puissants pour une belle histoire.

Peu de temps avant d'écrire Chrysopée, j'avais terminé un travail universitaire sur l'islam et la place des lettres. Ce faisant, j'avais trempé dans la philosophie, dans la magie, dans le divin et l'ordre du monde pendant des mois. Clairement, une partie de mon imagination était restée accrochée à ces réflexions-là. Et pourtant je ne suis pas croyante. Mais derrière les images du creuset, des planètes et des transmutations, il y a de grandes quêtes humaines. Et de fait, j'ai plutôt voulu explorer les notions d'entraide et de transformation que plonger les joueurs dans de l'occulte. En réalité, si tu veux que ton alchimiste soit un savant rationnel loin de toute considération spirituelle, c'est possible. L'alchimie n'est là que pour nourrir ton imaginaire et pour y faire entrer des mots intrigants qui invitent au voyage et au rêve.

Pourtant, l'alchimie est par essence une pratique statique : l'image que je me fais d'un alchimiste, c'est celle d'un homme seul dans son laboratoire, qui s'intoxique progressivement des vapeurs de ses expériences (au sens propre comme au sens figuré). En en faisant le moteur des tribulations des deux personnages (que l'on connaît tous grâce aux mots sacrés : "Toujours par deux ils vont, ni plus, ni moins : le maître et son apprenti"), tu renverses cette convention. Était-ce une volonté de ta part de casser cette image d'Épinal ?

Oui, pour le coup. Parce que je pense que le mythe est beau mais faux. Même les alchimistes arabes qui ont tant fait pour leur discipline profitaient des recherches de leurs prédécesseurs ou de leurs contemporains. A commencer par Aristote ou Platon qui ont beaucoup influencé tout ce petit monde jusqu'en Europe médiévale. L'alchimie est un art occulte, par définition un art destiné à quelques élus. Et néanmoins, ces élus débattent entre eux des meilleures méthodes ou des buts les plus nobles.

La recherche n'est pas une affaire de solitaire, même si tu peux lui donner des objectifs égoïstes.

On se soutien, on se critique, on s'entraide ou on se nuit. Et c'est ça dont parle Chrysopée. D'un duo prêt à tout pour réaliser quelque chose de merveilleux. Du prix de la connaissance et de la solidarité dans l'inconnu.

Surtout, Chrysopée raconte une exploration. Du monde, de soi-même et de l'autre. Et ce sont des sentiers qu'il est bien plus enrichissant de parcourir à plusieurs.

Est-ce que cette nouvelle édition va proposer des modifications ou bien c’est essentiellement une réédition du SLRDC d’antan ?

C'est essentiellement une réédition, avec une nouvelle mise en page et un nouveau lieu qui n'existait dans la première version. Je pourrais rajouter des chapitres entiers d'endroits à explorer mais ça n'a jamais été l'esprit du livre.

Et pourquoi passer par un éditeur italien pour éditer un jeu français ?

Parce que Nessun Dove m'a d'abord contacté pour une édition en italien. Puis en anglais. Et comme beaucoup de mes amis se plaignaient que le jeu n'existait plus en format papier depuis des années, j'ai suggéré qu'il lui soit donné l'occasion de renaître entre leurs mains. J'avais eu des propositions par des éditeurs français par le passé mais elles n'ont pas abouti. Sans doute aurais-je pu explorer l'édition francophone d'avantage mais Oscar, Maria et Chiara sont des personnes formidables et leur affection pour Chrysopée m'a toujours touché. Si bien que finalement, je fait surtout éditer mon jeu par des amis.

Quel est ton public-cible, avec SLRDC ? Y’a-t-il une démographie qui se dessine parmi tes lecteurs ?

Je n'ai jamais fait l'enquête pour laisser leur intimité aux joueurs. Car finalement, Chrysopée existe presque tout seul en dehors de ma sphère de connaissance, et ma foi je trouve cela formidable. Mais je crois deviner que de nombreux duos sont de ma génération (ça t'aide hein ?). Beaucoup d'amis éloignés par la géographie, des amoureux aussi.

Tout ce que je souhaitais avec ce jeu, c'est que cela permette de rapprocher des gens ou de permettre de garder le lien. Je sais que des parents y ont joué avec leurs enfants, que des professeurs l'ont utilisé avec leurs élèves, que certains exemplaires ont été envoyé parfois bien loin de France pour des amis à l'étranger.

Suis-tu la scène ludique épistolaire ? Si oui, comment se porte-t-elle ?

Je suis une vieille ermite-chat avec son thé, mon pauvre ami. Des jeux récents je ne connais pas grand chose mais j'espère pour elle qu'elle se porte bien !

À quels jeux joues-tu en ce moment ?

Sur table, je me suis replongée dans ces formats traditionnels que sont Dark Heresy, la Malédiction de Stradh et Exterminateur, le Jugement (j'adore les univers mais vraiment, les systèmes de jeu de cette époque ne sont pas fait pour moi)

En actual play, je profite de l'hébergement chez 2D6+Cool pour du Sorcelume.

On a fait plus moderne, je te l'accorde mais je prends beaucoup de plaisir à ces campagnes.

En dehors de SLRDC, es-tu quelqu’un qui entretient de longs échanges épistolaires ?

Oh oui, je peux ! Je l'ai fait durant des années, et aujourd'hui je regrette de ne pas en avoir de nouvelles occasions. Je ne suis pas inquiète, cela reviendra si j'ai un correspondant motivé. Ces choses là se passent sur Whats App ou sur Discord maintenant mais je suis sûre que ça compte quand même. Et puis je garde précieusement les correspondances de Chrysopée que j'ai reçue.

Merci Morgane.


La bande-annonce du jeu :


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