Si vous lisez régulièrement ce blog, vous savez déjà que Tristan explore depuis des années la gamme Delta Green. Et vous connaissez le monsieur : il est convaincant, quand il s'agit de dire du bien d'un jeu qu'il aime. Alors j'ai décidé une fois de plus de lui faire confiance et de me lancer dans cette vaste collection qui (grosso modo) fait se percuter X-Files et Lovecraft. Je n'ai pas l'expertise du sieur Lhomme sur l'Appel de Cthulhu et ses dérivés, donc ne prenez pas ce billet pour une fine analyse. J'essaye juste de mettre des mots sur ce que j'ai ressenti lors de ma lecture de l'Agent's Handbook et du Handler's Guide, à ce stade.
J'ai vraiment aimé cet Agent's Handbook qui donne les règles pour créer un personnage et donc jouer un agent de Delta Green. L'ambiance est poisseuse, on comprend bien que les PJ ne savent rien sur l'organisation, à part que le surnaturel existe et qu'il faut s'en débarrasser coûte que coûte. L'idée de faire partie d'un complot gouvernemental résonne différemment aujourd'hui car ce qui était marrant dans les années 90 est devenu un discours déplorable de nos jours. Je n'ai pas été impressionné par les règles (ça reste du JdR très traditionnel, mais qui a l'avantage d'être proche de l'Appel de Cthulhu), cependant j'ai apprécié deux éléments : le fait qu'on puisse diminuer les pertes de SAN de son perso en sapant les relations qu'on a avec nos proches. C'est vraiment malin car mécaniquement, notre personnage va s'isoler, ce qui renforce cette idée que les agents de Delta Green finissent mal. L'autre truc, c'est que certaines armes possèdent un score de Létalité : en gros, même si on ne fait pas assez de dégâts pour tuer une cible en jetant les dés de dégâts habituels, certaines armes sont si puissantes qu'on va quand même dessouder l'adversaire si on réussit un jet de d100 sous le score de Létalité de l'arme (même si, dans les faits, ça alourdit le système puisque ça ajoute un jet de dés). Par contre, les calculs de perte de SAN m'ont paru assommants d'ennui. Chaque acte de violence mène à un perte de SAN (et je suis d'accord avec ça), mais la mécanique comptable derrière cette logique me parait tout sauf pratique. Il y a un exemple donné pour un Agent qui tue plusieurs cultistes : c'est des comptes d'épicier. Idem pour les règles de combat : mazette que c'est compliqué pour pas grand chose. En fait, j'ai l'impression que Delta Green appuie simultanément sur l’accélérateur et le frein, concernant la violence. D'un côté il y a cette spirale de perte de SAN qui te dissuade de flinguer à tout va, et de l'autre le jeu te tartine des pages et de pages d'armes et de manœuvres de combat comme si c'était ce qui était attendu des PJ.
Autre exemple : le jeu présente de nombreuses agences fédérales (et cette diversité est vraiment inspirante) mais passe une bonne partie de cette présentation à te dire si les employés ont droit de porter une arme et si oui, quelle modèle ça va être. Alors, oui, je sais, la question des armes à feu aux USA est vraiment particulière, mais moi qui n'ai pas tiré du 9 mm et du FAMAS depuis bientôt 30 ans, j'en ai un peu rien à secouer de tout ça. J'imagine les agents de Delta Green avec une arme de service, peut-être un pistolet coincé à la cheville pour les plus agités de la gâchette, mais les armes automatiques et tout le toutim, ça ne me parle pas. Je n'ai pas envie de faire rejouer l'assaut sur le compound de Waco en détaillant chaque round de combat et en déterminant si le recul de telle arme de dotation du FBI donne un malus de 10 ou 20 %. Je veux jouer des enquêtes à la Mulder et Sculy, et de mémoire, ces deux-là ne s'astiquaient pas le M-16 à longueur d'épisode. Je me retrouve donc devant une dissonance ludique : on me parle d'un jeu d'enquête, mais j'ai quand même l'impression que Delta Green va donner la part belle aux fusillades.
C'est avec l'imposant Handler's Guide que les choses se sont gâtées pour moi. Il débute par un interminable historique qui m'est tombé des mains. Je vais une fois de plus employer le mot dissonance ludique, car dans l'Agent's Handbook, on m'a clairement fait comprendre que les PJ ne sauraient jamais rien ou presque de l'organisation de Delta Green. Le pitch c'est clairement : aujourd'hui, tu fais partie d'une force inter-agence qui travaille en secret et dans la plus grande paranoïa contre le surnaturel. Pourtant, ce guide débute par un long (très long) historique des activités de Delta Green qui commencent quand ce n'était pas encore Delta Green. On se retrouve noyé par des tonnes d'infos auxquelles les PJ n'auront jamais accès parce qu'ils ont déjà du mal à gérer leur quotidien foutraque, alors de savoir que le 11 mars 1929, treize Profonds ont été transférés de telle base militaire à tel centre de recherche, mais qu'est-ce que c'est inutile... Tout ça aurait pu être résumé en quelques paragraphes, mais non, c'est détaillé et c'est même parfois redondant sans rien ajouter de neuf. On nous parle à plusieurs endroits des Profonds, mais sans jamais concrètement nous dire comment s'en servir ludiquement et scénaristiquement. Ces 140 pages sont, à mes yeux, du remplissage.
Vient ensuite une présentation du surnaturel. Bon, j'en conviens, c'est pas évident de nomenclaturer les délires de Lovecraft car le but du Maître de Providence n'était clairement pas d'offrir un cadre de jeu logique et cohérent. On se retrouve donc avec une présentation en bonne et due forme des créatures du Mythe. J'ai une fois de plus pouffé en lisant un historique qui t'explique qu'il y a 3 milliards d'années, telle race a débarqué sur Terre... Encore une fois, les PJ de Delta Green n'auront jamais accès à ce genre d'info. En fait, s'ils nomment une créature du Mythe, c'est déjà qu'ils en savent trop. Et sans surprise, quand tu donnes des caractéristiques à l'indicible, et bien il perd une grande partie de son mystère. Je ne suis pas bête, je sais très bien qu'il faut un profil technique de goule, puisque le jeu t'a expliqué lors de la création de perso que tu vas devoir faire des trous dans les monstres avec ton arme de service, mais que c'est difficile de maintenir une ambiance lovecraftienne en organisant les créatures dans un bestiaire.
La description de la magie est venue confirmer que le mystère n'est vraiment pas le thème central de Delta Green. Sérieusement, comment veux-tu mettre en place une ambiance horrifique si tu décris de manière cartésienne la magie et, pire, si tu pars du principe que les PJ vont en faire usage ? Pour moi, ce guide fait tout à l'envers. Le Mythe ne doit pas être mécanisé, sinon il perd toute force évocatrice. À la seconde où tu attribues un score de DEX à un rejeton de ci ou l'engeance de ça, tu lui retires son aura horrifique. Mais encore une fois, dans Delta Green, les monstres doivent pouvoir saigner, donc d'un certain point de vue, tout cela a du sens. Mais moi ça me prend à rebrousse-poil. C'est pas comme ça que j'imagine un jeu d'enquête. Mais bon, ça va : Cthulhu n'a pas de points de vie.
On apprend alors qu'il y a en fait deux Delta Green : une organisation officiellement secrète (The Program) et une autre, secrètement pas officielle (The Outlaws). L'idée que les PJ découvrent à un moment qu'ils ne travaillent même pas pour le camp qu'ils pensaient avoir rejoint est marrante. Le reste de l'univers est intéressant : il y a effectivement des restants d'obsession X-Files avec les Gris et Majestic. Des trucs un peu vieillots comme les nazis. Mais il suffit de regarder notre actualité pour imaginer où le Mythe s'est infiltré. Là-dessus, Delta Green est vraiment encore pertinent car dans l'air du temps. Évidemment, je trouve la proposition de jouer du côté des Outlaws beaucoup plus intéressante car il y a un côté cellule de résistants que je trouve bien plus riche scénaristiquement que la version The Program qui est très encadrée et corporatif.
Pour moi, les promesses faites dans l'Agent's Handbook ne sont pas tenues dans le Handler's Guide. En fait, l'image que je m'étais faite de Delta Green dans le handbook était suffisante pour jouer, je n'avais pas besoin de la présentation cartésienne du Mythe et de l'interminable historique. Car le pitch de Delta Green est tellement efficace qu'il n'a pas besoin d'explication. Puisque les PJ vont évoluer dans un univers de non-dits et de mensonges, je n'ai pas besoin de connaître la vérité. Et puisque la grand force de la gamme, ce sont ses scénarios, tout le reste me semble superflu. La structure organisationnelle du Delta Green semi-officiel de The Program n'a aucun intérêt à mes yeux car elle ne va jamais être visible des PJ, qui vont devoir se taper une enquête foireuse dans le fin fond de l'Alabama. Ce qui m'importe, c'est que ce scénario soit béton. Je n'ai pas besoin qu'on me dise que la lecture de tel livre qui rend fou fasse perdre 1d8 de points de SAN ou qu'il faut trois semaines pour apprendre tel rituel. Autres informations qui pour moi fait artificiellement gonfler le signage pour rien : on nous file les profils techniques des directeurs de Delta Green. Ce sont des PNJ dont en théorie les PJ ne devraient jamais entendre parler, encore moins rencontrer, et encore moins affronter. Alors pourquoi le handbook me spécifie que le grand manitou de ce complot a tel score de FOR et le nom des rituels qu'il connaît ?
Le Handbook se termine sur une scénario (Operation Fulminate) qui débute avec un enfant qui réapparait dans un parc national quarante ans après avoir disparu. "L'enquête" est famélique, c'est plus un huis-clos dans un parc avec des monstres qui vont prendre d'assaut l'endroit où les PJ sont coincés avec le gamin. J'ai apprécié un aspect technique du scénario : il est livré avec des éléments qui sont là pour accélérer ou au contraire ralentir la narration, en fonction des besoins du MJ. Mais la fin n'est pas écrite à l'avance, il y a plusieurs avenues possibles... qui partent quand même du principe que les PJ vont flinguer tout ce qui bouge. Un dernier détail, le scénario est présenté comme étant une opération de The Program. C'est dommage, un petit paragraphe détaillant ce qui change si c'est The Outlaws qui envoient les PJ aurait été du plus bel effet.
Au final, j'ai la conviction que Delta Green est un excellent jeu car il possède un pitch d'une grande efficacité : "Ça te dirait d'incarner Mulder et Sculy confrontés à l'horreur cosmique des réseaux sociaux ? Mais pas panique, on y jouera pas pendant 7 saisons de plus de 20 épisodes chacune, vos persos se flingueront bien avant..." Et je vois ce qui fascine Tristan dans cette gamme : avec son DESS en Lovecrafterie comparée, il apprécie la manière dont le Mythe est intégré à la proposition ludique. Mais moi qui n'ai aucun affect pour la grande race des Yith, cet aspect du jeu me passe au dessus de la tête. Les thèmes lovecraftiens m'intéressent plus que les créatures du Mythe. Pire, je pense qu'il faut mettre de côté les noms lovecraftiens pour empêcher que les PJ puissent se rattacher à une quelconque connaissance méta. Ce travail de brouillage des pistes en limant les numéros de série, je peux bien sûr le faire à ma table, aucune police du bon goût rôlistique ne va débarquer pour me l'interdire. Et même si je trouve que Delta Green se fourvoie en déployant du lore pléthorique quand ce n'est pas nécessaire, j'ai le sentiment que tout cela va se résoudre dans les scénarios, puisqu'eux présenteront uniquement le background nécessaire à leur intrigue. J'ai donc hâte de lire des scénarios car pour moi, c'est là que le jeu devrait briller.
J'ai avalé les infos du Handler's Guide comme un qui reprend pour la troisième fois une part de bûche après s'être resservi de tous les plats du repas du réveillon.
RépondreSupprimerJe peux comprendre que ça puisse paraître un peu lourd, mais c'est boooon !
Et je confirme que les scénarios sont le point (très) fort du jeu.