Federico Sohns est un auteur argentin complet. Sur ses propres jeux, il assure à la fois le game design, la création d’univers, mais aussi la direction artistique (quand ce ne sont pas les illustrations elles-mêmes) et la maquette. Il a travaillé sur plusieurs jeux pour Modiphiüs, dont Dishonored dont il est le principal artisan. A l’occasion d’un article sur le système maison de cet éditeur, le 2d20 (à paraitre dans les Casus Belli 50), je suis allé lui poser quelques questions sur celui-ci. Mais le reste de sa production étant particulièrement digne d’intérêt, je n’ai pas pu m’empêcher de l’interroger plus largement sur ses jeux passés et futur, complément que je vous offre donc ici !
À propos de lui et du jeu en argentine
Tout d’abord merci Federico de prendre le temps de répondre à quelques questions ! Pour celles et ceux qui ne seraient pas familiers avec ton travail, peux-tu te présenter ?
Hiyo ! Je m’appelle Federico Sohns, je suis un créateur de jeux argentin. Je travaille dans le milieu du jdr depuis 2015, après avoir quitté mon pays pour la Grande-Bretagne. Je n’ai pas arrêté depuis, en Grande-Bretagne, au Japon et maintenant de retour en Argentine.
Quelle place occupe les jeux dans la culture argentine ?
Globalement, j’ai l’impression que jouer est quelque chose d’un peu différent en Argentine que ce que j’ai vécu en Europe et au Japon. Ici, au moins pour une partie des gens, l’important n’est pas tant le jeu que de se retrouver. D’ailleurs, dans une certaine mesure, j’ai perdu le plaisir de jouer quand je suis parti pour la Grande-Bretagne.
Pour faire simple, ici nous avons une approche du jeu beaucoup plus détendue et centrée sur le social. On se retrouve entre amis assez tôt, on va faire du shoping, on prépare un repas ensemble, on mange, et on ne s’assoit pour jouer que de nombreuses heures après s’être retrouvé. Nous pouvons jouer toute la nuit. Quand j’étais plus jeune, il nous arrivait de rester dormir sur place et de passer encore la journée suivante ensemble, en alternant entre jouer et faire d’autres trucs.
Le contraste avec la Grande-Bretagne est saisissant, avec son cadre rigide où on se retrouve le plus souvent dans un pub bruyant, pour jouer et uniquement jouer pendant quelque chose comme trois heures – et une fois terminé, la plupart des gens vont juste se lever et partir.
Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : j’ai joué et apprécié mes parties de jdr à Londres, mais ça n’avait rien à voir avec ce que représente le jeu ici. En conséquence, j’ai moins joué, pas qu’aux jdr mais aussi aux wargames – j’y joue aussi et j’y ai ressenti les mêmes différences.
Qu’en est-il des jdr ? À quels jeux jouent les Argentins ?
Du côté des jdr, ce n’est pas très différent de ce à quoi vous jouez en Europe – le club de mon quartier, principalement géré par les gens du podcast Sesion Cero, est surtout porté par les jeux indé, la plupart venant d’outre-mer mais avec toujours une ou deux productions argentines dans le lot.
Mais si vous demandez autour de vous, la plupart des gens vous répondront probablement qu’ils jouent à D&D ou l’Appel de Cthulhu. L’économie argentine est un tel bordel qu’il est quasiment impossible de vivre du jdr. Il y a quand même des jeux comme Pampa Primigenia qui arrivent à sortir de terre, avec une qualité de production équivalente à ce qu’on trouve sur le marché européen.
Vous avez vécu dans trois pays et trois continents différents, avec des cultures très différentes. Comment est-ce que cela a influencé votre manière de créer ?
Globalement, je pense que mon expérience d’immigrant et la vulnérabilité que cela engendre se ressent dans mes jeux – après tout elle fait partie de ma vie. Surtout durant mes années au Japon. Le fait de dépendre d’un visa avec une date d’expiration et sous des conditions hors de votre contrôle fout vraiment en l’air toute perspective. Quand vous ne savez pas si vous allez encore vivre dans le même pays à la fin de l’année, et que cet état d’esprit se prolonge d’année en année, cela anéanti votre envie de vous faire des amis, de sortir et de faire toutes ces choses que font les gens qui s’installent à un endroit sans crainte. Dans une certaine mesure, ces peurs et ces douleurs liées à la perte de perspectives et à l’isolation qu’elles entrainent ont infusé mes jeux…
À propos de Nibiru
Nibiru est votre premier jeu. Qu’est-ce qui vous a amené à la publication professionnelle ?
Au départ, je suis parti à Londres pour devenir acteur. Mais je n’ai pas été très content de la manière dont cette industrie range les artistes dans des cases - cette tendance à cataloguer les gens nuit à la créativité. En parallèle de ma formation, je me suis retrouvé à écrire Nibiru. C’est là que j’ai décidé de tout lâcher pour la création de jeux.
Il y a eu une étape très importante pour moi, lorsque j’ai participé au Roleplay Haven CIC, un gros club de jdr anglais qui reverse une partie de ses bénéfices à des œuvres caritatives. J’y ai rencontré beaucoup de gens et me suis ainsi retrouvé impliqué dans le milieu de l’édition professionnel.
Est-ce qu’il y a une raison particulière pour avoir produit le jeu seul, de l’écriture à la maquette ?
Tout vient de ma frustration avec le métier d’acteur. Les jdr m’ont vraiment permis de m’exprimer à chaque étape du processus créatif. Il n’appartenait qu’à moi d’apprendre à dessiner, à maquetter, à écrire, etc., et non à un quelconque patron ou à un exécutif ou autre. Prendre en charge tout ça moi-même a vraiment fait sens dans mon esprit, et a été particulièrement libérateur.
En tout cas, cela donne au jeu une incroyable consistance et homogénéité. Est-ce qu’il y a un aspect en particulier qui a tiré les autres ?
Merci pour le compliment ! Ce qui domine avant tout mes jeux ce sont leurs thèmes. Je démarre toujours par un thème ou un ensemble de thèmes dont j’ai envie de parler. J’attaque ensuite le design général. Je ne voie pas l’univers et les mécaniques fonctionner séparément.
On entend parfois les gens parler de la « quantité d’univers » et de la « quantité de règles » dans tel jeu. Mais pour moi, l’univers doit être porté par tout le reste, les illustrations, la maquette, le style d’écriture bien sûr, et en premier lieu les mécaniques de jeu, dans la mesure où elles représentent cet espace créatif spécifique au jdr.
En résumé, les thèmes d’abord, et tout le reste en découle plus ou moins en parallèle, en fonction de mes lubies et de ce sur quoi j’ai envie de travailler sur l’instant.
Les règles de Nibiru sont très liées à ses thèmes. Comment les avez-vous construites ? Est-ce que ça été un long processus ?
En fait, ça a été plutôt simple. Le système MEMOs a été écrit très rapidement en octobre 2015. Je cherchais simplement un système qui mette en valeur le reste des textes. C’est un système assez réduit, ce qui fait qu’en dehors de quelques réglages après les tests menés en club pendant quelques mois, le temps passé à rédiger les règles a été bien plus court que celui consacré à l’univers. Si je devais donner un chiffre, je dirais peut-être une semaine au total, étalée sur plusieurs mois.
La gamme comprend déjà un livre de base, des scénarios et une première extension majeure, Xanadu. Des plans pour la suite ?
Oui ! Je prévois une édition révisée du livre de base. Ce n’est pas vraiment une seconde édition (et sera donc compatible avec Xanadu), mais une version affinée avec de nouvelles illustrations, une nouvelle maquette, une meilleure organisation… Je n’aurai pas fait une nouvelle édition de Nibiru, car le jeu m’évoque le « moi » d’il y a 9 ans, ce serait étrange de relancer un jeu dont les questions qu’il aborde ne sont plus vraiment celles qui me préoccupent ou sur lesquelles j’aurai envie de communiquer aujourd’hui.
Nous avons eu la chance d’avoir une version française du jeu. Avez-vous été impliqué dans cette traduction ?
Uniquement pour la licence. Je peux me tromper, mais il me semble que les éditeurs français préfèrent faire les choses seuls. Dans tous les cas, c’était intéressant de voir d’autres personnes prendre la main sur les questions de maquette, de choix de polices de caractères…
À propos de Dishonored
Comment vous êtes-vous retrouvé impliqué dans l’adaptation de la série de jeux vidéo Dishonored ?
Pour faire simple, je travaillais à l’époque comme manager de gamme assistant pour Modiphiüs. Modiphiüs se battait avec plusieurs licences et nous n’étions que quatre ou cinq sur site dans l’équipe jdr, et une paire de personnes de plus à distance. Alors naturellement, chacun de nous était responsable d’une ou plusieurs adaptations.
Est-ce qu’il y avait une pression particulière du fait de travailler sur une licence si connue du milieu du jeu vidéo ?
Pas que je me souvienne. De toutes façons, je pense que la pression vient de votre volonté ou non d’être fidèle à la vision des créateurs de la licence et de ce qu’ils ont voulu transmettre. Or, la vision portée par Dishonored est avant tout esthétique, et comme nous avons beaucoup travaillé à partir des ressources fournis par Bethesda, il n’y avait pas de difficulté à gérer la pression de ce côté. Et puis nous avions de sacrés talents avec nous, comme Katya Thomas, Valeria Vidal, Michal Cross et d’autres, dont le solide sens de l’esthétique a permis d’être fidèle au style de l’œuvre originale.
Jusqu’où avez-vous été content du résultat final ?
« Content » est un mot que je trouve étrange pour parler d’un travail exécuté au profit d’une entreprise. Après tout, nous ne sommes qu’une petite partie d’un travail d’interprétation plus large réalisé par quelqu’un d’autre – œuvre d’origine que nous n’avons même pas choisie personnellement. En clair : c’était juste un boulot !
J’ai surtout été content du travail de mes collègues, et que notre collaboration se soit passée de manière sereine, d’autant que je puisse m’en souvenir. Et peut-être plus encore d’avoir beaucoup appris sur la manière dont un jeu de commande est produit.
À propos de Zephyr
Zephyr est désormais disponible au format électronique et ne devrait plus tarder en version physique. Pouvez-vous le présenter, pour eux qui n’en ont pas entendu parler ?
Bien sûr ! Zephyr est un jeu de fantaisie qui prend place sur un continent vivant et en perpétuel mouvement appelé Ophoi. Ophoi et toutes les formes de vie qui le peuplent sont constituées d’une substance, le Zephyr, qui existe en quatre couleurs : magenta, jaune, cyan et noir. Les joueurs incarnent des Windfolk (peuple de l’air), une communauté de créatures qui, lorsqu’elles atteignent l’âge adulte, s’embarquent pour un long voyage initiatique pour remplir les obligations sacrées de leur peuple.
Le jeu utilise des jetons pour représenter le Zephyr dont vous êtes constitués (en pratique, il s’agit de vos points de vie). Vous pouvez dépenser ces jetons de différentes manières pour surmonter les épreuves de ce voyage, et vous aurez besoin de chasser, cueillir, cuisiner etc. pour les regagner. C’est avant tout un jeu de survie, et les archétypes accessibles à votre groupe correspondent à des spécialités en lien avec ce sujet, tel que chasseur, médecin, cuisinier, guide…
On peut donc s’attendre à un système très lié aux thématiques du jeu ?
En effet, le système est unique dans sa manière d’utiliser les jetons. Vous avez besoin d’eux pour rester en vie autant que pour surmonter les difficultés et progressivement définir l’identité de votre personnage. Il y a une phase d’apprentissage pour arriver à les optimiser, trouver de la nourriture, interagir avec les jetons placés sur la carte de la région (un autre élément de gameplay), jouer avec la météo et utiliser les technologies à votre disposition, qui sont l’équivalent des compétences dans Zephyr.
Et il y a aussi plein d’idées chouettes dans le système de mythes : les personnages sont créés en utilisant plusieurs contes des Winfolk présentés sous forme de BD. Les traits des personnages sont basés sur l’interprétation que le joueur fait de chaque mythe au travers d’une sorte de Livre Dont Vous Êtes Le Héros.
Ou encore, le système d’obligations. Il permet à chaque joueur de construire lui-même les objectifs et les étapes du voyage de son personnage. Cela implique moins de travail pour le MJ et le laisse se concentrer sur ce qui les attend sur le chemin, et comment les faire sortir des sentiers battus.
Comme Nibiru, vous avez produit le jeu entièrement seul. Est-ce que vous avez changé votre façon de faire entre les deux ?
Oui ! Sur Nibiru, j’ai tout fait moi-même sauf les illustrations (j’en ai dessiné une paire mais la grande majorité sont le travail d’autres personnes). Pour Zephyr, j’ai sérieusement appris à dessiner et une fois suffisamment en confiance, j’ai réalisé toutes les illustrations moi-même. Et comme chaque double-page est illustrée, cela représente 130 à 140 illustrations réalisées en l’espace de quatre ans. Alors oui, comparé à Nibiru, ça été un travail bien plus intensif qui m’a surtout appris à dessiner !
Avez-vous des discussions avec un éditeur pour une V.F. ?
Oui !
Et pour le futur…
Avez-vous des projets que vous aimeriez partager avec nous ?
Pour l’instant, il y a la version révisée de Nibiru qui devrait arriver très vite après la livraison de Zephyr, puis je continuerai de travailler sur le premier supplément pour Zephyr centré sur les Salt States, et dans lequel vous jouerez les principaux antagonistes du jeu.
Propos recueillis par email en novembre 2024
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