Très attendu, et depuis longtemps, ce supplément de 294 pages est consacré à la création des Investigateurs et la présentation d’un cadre de jeu : la Grande-Bretagne de la fin de l’ère victorienne, entre 1880 et 1900.
Attention, c’est un Investigators’ Guide, autrement dit, la première moitié d’un diptyque. Vous n’y trouverez rien à destination des seuls Gardiens des arcanes, pas de scénarios et pas d’informations sur le Mythe de Cthulhu. Tout cela sera dans le Keepers’ Guide, qui ne devrait plus (trop) tarder.
Reste à voir ce que la bête a dans le ventre.
Long d’une grosse cinquantaine de pages, le chapitre 1 est une synthèse très complète de la fin de l’ère victorienne. Elle a le très grand mérite d’être nuancée. Les classes sociales existent et sont importantes, mais ce ne sont pas des murailles infranchissables : il est possible de naître dans la classe moyenne et de finir Premier Ministre. Dans le même esprit, les fameuses « valeurs victoriennes » ne sont pas partagées par tout le monde et sont parfois incompatibles entre elles. Et certaines, comme la volonté de bâtir un monde meilleur, peuvent avoir des résultats déplaisants, du moins vus du XXIe siècle. Comme de coutume dans les publications Chaosium récentes, des développements sont consacrés aux minorités raciales et sexuelles. Noirs, hindous et Chinois sont déjà présents à Londres, certains depuis des décennies, d’autres de toute fraîche date. Quant aux mœurs, savoir que l’on évolue dans un décor où les homosexuels risquent la prison est important. Chaque bloc thématique du chapitre est complété par une petite chronologie qui montre l’évolution du sujet sur le temps long (en gros, comment les curseurs bougent tout au long du XIXe siècle).
On revient sur un terrain un peu plus technique avec la création de personnage, qui occupe une quarantaine de pages. Rien de bien nouveau sous le soleil : par rapport aux années 1920, les professions sont un peu différentes et les compétences légèrement retouchées, sans plus. À noter quand même l’inclusion d’un système de Réputation qui permet d’infliger de petits châtiments sociaux aux investigateurs qui s’écarteraient trop des convenances. « Depuis cet incident avec le fusil à éléphants, le vicaire ne nous a plus invités pour le thé, c’est terrible. » Il est beaucoup question de malfaiteurs dans ce chapitre, si le supplément est traduit un jour, bon courage au traducteur qui devra se colleter avec l’argot de Londres ! Celui-ci sert à qualifier tout un tas de variétés de criminels, dont toutes n’ont pas d’équivalent dans l’argot de Pantruche. Les amateurs de Pulp Cthulhu ne sont pas oubliés, même s’ils n’ont que deux pages de talents à se mettre sous la dent.
Très logiquement, on enchaîne sur la gestion des ressources, le matériel et l’équipement accessibles aux investigateurs. Cela commence par la description d’une redoutable source de perte de SAN pour les joueurs modernes : le système monétaire britannique, avec ses guinées, ses livres, ses shillings, ses pennies, ses farthings et autres abominations. Ensuite, on nous parle des prix du télégraphe, d’armes à feu et d’explosifs, sans oublier le prix des objets du quotidien, avec une liste de prix qui, me semble-t-il, est là depuis le premier Cthulhu by Gaslight…
Les cinq chapitres suivants, plus courts, couvrent des thématiques de l’époque, sur le modèle du chapitre 1.
Victorian Exploration nous parle de la découverte du vaste monde, des gentlemen qui font un tour d’Europe pépère entre Paris, Berlin et Rome aux intrépides qui tentent de pénétrer dans le royaume interdit du Tibet. C’est solide, carré et intéressant, mais vous n’y trouverez pas grand-chose pour monter votre propre expédition… et y survivre, parce que la liste des explorateurs morts ou disparus a de quoi faire hésiter.
Science, Pseudoscience and the Occult fait le point sur l’évolution de la science et les conséquences du progrès. On y assiste à l’émergence de tout un tas de credo plus ou moins baroques, du spiritisme à l’Aube dorée. J’ai bien aimé ce chapitre, d’abord parce qu’il sera éminemment utilisable, mais aussi parce qu’il montre à quel point les occultistes de l’époque sont imprégnés de pensée scientifique – ils s’efforcent tous de construire des systèmes…
Traumatisé par le souvenir de la description détaillée de chaque vitrine du British Museum de Cthulhu 1890, je redoutais le chapitre 6, London, mais il s’en tient à trente pages raisonnables et à des généralités digestes, ce qui ne l’empêche pas d’être instructif sur certains points. À mon goût, il est parfait pour se fixer les idées sans se perdre dans les détails.
Beyond London nous parle ensuite du reste des îles Britanniques, en insistant sur l’Angleterre. Quelques pages sont également consacrées à la côte Est des États-Unis, peuplées de cousins provinciaux qui parlent… euh, une sorte d’anglais.
Enfin, le dernier chapitre est consacré à l’Empire britannique, avec une longue liste de possessions sur tous les continents. C’est le seul endroit où il est un peu question de l’Europe, vue sous le seul angle des rivalités coloniales avec les puissances continentales. Cette approche est à la fois très logique et très victorienne, mais si vous voulez des infos un peu substantielles sur tout ce qui se trouve entre Douvres et Malte, vous n’êtes pas au bon endroit. Bizarrement, ce chapitre se clôt sur une chronologie générale. Couvrant les deux décennies 1880 et 1890, elle ressemble beaucoup à celle du tout premier Gaslight.
Le livre se termine sur deux Appendices. Le premier est une version condensée des règles, qui permet de comprendre les bases du système de simulation. En quinze pages, c’est minimaliste, mais c’est fonctionnel et de toute façon, si vous avez pris l’habitude de la 7e édition, vous n’en aurez pas vraiment besoin. L’appendice B est une double page de bibliographie, avec l’habituel mélange de fiction, d’histoire, de livres, de films, etc. Ce n’est pas la matière qui manque sur l’ère victorienne !
On finit sur deux feuilles de personnage, une version normale et une version pulp, puis par un index.
Si vous achetez le pdf, vous recevez en plus un pack d’investigateurs prêts à jouer (10 investigateurs en quatre versions, normale/pulp et feuille texturée/fond blanc, ce qui est plutôt une bonne idée si vous voulez épargner votre imprimante).
Qu’en conclure ?
Si l’on reprend les critères que j’avais définis pour Down Darker Trails, ce Cthulhu by Gaslight coche à peu près toutes les cases :
• Familiarité. Par les films ou les séries, nous avons tous des images de l’époque en tête.
• Distillation. En dépit d’une regrettable impasse sur le reste de l’Europe, on a là une bonne synthèse historique, dense et nuancée.
• Adéquation. Entre les auteurs d’horreur victoriens, les précurseurs de l’horreur cosmique comme W. H. Hogdson, et les contemporains de Lovecraft comme M. R. James, vous avez de quoi faire… Et le cadre britannique vous donne quelque chose dont l’homme de Providence déplorait l’absence aux États-Unis : des siècles de passé où puiser à pleines mains (sans parler de suppléments de la 7e édition comme Regency Cthulhu ou Cthulhu Dark Ages).
• Étincelle. Elle dépend de vous. Pour ce qui me concerne, l’envie de jouer est là et j’ai des scénarios en pagaille sur mes étagères… Il n’y a plus qu’à attendre de voir comment vivra cette gamme-ci. Théoriquement, au-delà du Keepers’ Guide, il a été question d’un recueil de scénarios et d’une campagne… mais à quel horizon ? Mystère !
Cela fait bientôt quarante ans que l’on sait que l’Angleterre victorienne est un décor parfait pour jouer à L’Appel de Cthulhu. Nous en sommes à la quatrième incarnation de Cthulhu by Gaslight, et certaines ont produit des suppléments, sans parler des monographies. Autrement dit, à condition de chiner un peu, vous avez déjà de quoi faire quelques parties.
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