La croisière des ombres, de Jean Ray (1932)



Épisode 16



Numéro 106 de la collection Fantastique / SF / Aventure, 1984.




En deux mots

Ce recueil de sept nouvelles n’a eu aucun succès à sa publication. Jean Ray devra attendre encore trente ans pour être reconnu comme un géant de la littérature fantastique. Et pourtant…


Pourquoi c’est bien

Quand on le regarde de près, comme tous les recueils de nouvelles, La Croisière des ombres est un poil inégal.

La Ruelle ténébreuse est un chef-d’œuvre ; Le Psautier de Mayence se trouve tout juste un petit cran en dessous. Les cinq autres histoires sont moins prenantes. Après cette lecture, mon classement personnel serait Dürer, l’idiot, suivi de La Présence horrifiante, du Bout de la rue, du Dernier voyageur et enfin de Mondschein-Dampfer, mais il changera sans doute la prochaine fois…

Ceci posé, c’est bien, extraordinairement bien, parce que c’est du Jean Ray « pur ». Contrairement à ce qui se passe dans les Harry Dickson, entre autres, il ne se sent pas obligé d’employer les trucs et les astuces du roman populaire pour justifier l’injustifiable. Au contraire, il y va à fond dans le fantastique.


Pourquoi c’est lovecraftien

C’est, d’abord et avant tout, rayien. Les univers de Jean Ray et d’H.P. Lovecraft se croisent en pas mal d’endroits – surtout dans des recoins obscurs où grouillent d’effroyables poulpes anthropophages – mais il est impossible de les confondre.

Les personnages de Jean Ray sont plus charnels que ceux de Lovecraft. Ils boivent, ils mangent – on sait quoi, et les menus font saliver – ils ont des ennuis à cause des femmes, ils sont égoïstes et mesquins, bref, ils se montrent plus humains que leurs homologues d’Arkham et alentours.

Au lieu d’être des intellectuels et des universitaires, comme chez l’homme de Providence, ce sont des « gens normaux », voire de petites gens. Le lecteur croise un quatuor de piliers de comptoir dans La Présence horrifiante ; un marin dans la dèche au Bout de la rue ; un patron d’hôtel dans Le Dernier voyageur ; un journaliste médiocre dans Dürer, l’idiot, et ainsi de suite jusqu’aux marins du Psautier de Mayence.

Cela n’empêche pas le puritain de Nouvelle-Angleterre et le Flamand mythomane de se retrouver sur l’essentiel : l’art de faire peur. Et là-dessus, ils sont largement à égalité.

Jean Ray hésite moins à puiser dans les thèmes « classiques » du fantastique, quitte à leur donner une touche moderniste. Ainsi, Mondschein-Dampfer est une histoire de pacte avec le diable commentée par une étudiante en mathématiques qui parle d’espaces non-euclidiens. (Ray et Lovecraft étaient tous les deux marqués par l’évolution de la science de leur époque, la remise en cause des modèles physiques classiques et la perspective de l’existence d’autres dimensions.)

Parfois, Jean Ray s’élance dans le vide, y dessine des trajectoires de feu… et croise celles de Lovecraft. C’est le cas dans La Ruelle ténébreuse, que je me refuse à résumer ici parce qu’il faut la lire.

Mais que dites-vous de ça ?

« La quille reçut un coup violent ; dans la clarté écarlate nous vîmes trois énormes tentacules, d’une hauteur de trois mâts superposés, battre hideusement l’espace et une formidable figure d’ombre piquée de deux yeux d’ambre liquide se hisser à la hauteur de la muraille de bâbord et nous jeter un regard effroyable »
— Le Psautier de Mayence


Qu’en pensait Lovecraft ?

Rien. Quelques nouvelles signées « John Flanders » sont parues dans Weird Tales vers le milieu des années 30, mais rien n’indique que Lovecraft les ait lues. Et en sens inverse, il est douteux que Jean Ray ait lu Lovecraft, en tout cas pas avant les années 50.

Quel dommage que ces deux géants se soient ignorés !


Pourquoi c’est appeldecthulhien

1. On s’en fout, c’est juste bien.

2. Si vous voulez reprendre le contenu pour l’adapter en scénario, méfiez-vous : le fantastique de Jean Ray repose bien davantage sur l’ambiance – soutenue par une écriture admirable – que sur la logique. Rien ne justifie ce qui tombe sur le coin de la figure des témoins de La présence horrifiante ou du Dernier voyageur, mais ce n’est pas le propos. Du coup, vous aurez du boulot en aval pour expliquer, justifier et bâtir de l’enquête.

Bilan

La Ruelle ténébreuse.
La Ruelle ténébreuse.
La Ruelle ténébreuse.

Et les autres aussi, bien sûr, Le Psautier de Mayence en tête, mais La Ruelle ténébreuse surtout.


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