Épisode 16
Numéro 106
de la collection Fantastique / SF / Aventure, 1984.
En deux mots
Ce recueil
de sept nouvelles n’a eu aucun succès à sa publication. Jean Ray devra attendre
encore trente ans pour être reconnu comme un géant de la littérature
fantastique. Et pourtant…
Pourquoi
c’est bien
Quand on le
regarde de près, comme tous les recueils de nouvelles, La Croisière des ombres est un poil inégal.
La Ruelle ténébreuse est un chef-d’œuvre ; Le Psautier de Mayence se trouve tout
juste un petit cran en dessous. Les cinq autres histoires sont moins prenantes.
Après cette lecture, mon classement personnel serait Dürer, l’idiot, suivi de La Présence
horrifiante, du Bout de la rue,
du Dernier voyageur et enfin de Mondschein-Dampfer, mais il changera
sans doute la prochaine fois…
Ceci posé,
c’est bien, extraordinairement bien, parce que c’est du Jean Ray « pur ».
Contrairement à ce qui se passe dans les Harry
Dickson, entre autres, il ne se sent pas obligé d’employer les trucs et les
astuces du roman populaire pour justifier l’injustifiable. Au contraire, il y
va à fond dans le fantastique.
Pourquoi
c’est lovecraftien
C’est,
d’abord et avant tout, rayien. Les univers de Jean Ray et d’H.P. Lovecraft se
croisent en pas mal d’endroits – surtout dans des recoins obscurs où grouillent
d’effroyables poulpes anthropophages – mais il est impossible de les confondre.
Les
personnages de Jean Ray sont plus charnels que ceux de Lovecraft. Ils boivent,
ils mangent – on sait quoi, et les menus font saliver – ils ont des ennuis à
cause des femmes, ils sont égoïstes et mesquins, bref, ils se montrent plus
humains que leurs homologues d’Arkham et alentours.
Au lieu
d’être des intellectuels et des universitaires, comme chez l’homme de
Providence, ce sont des « gens normaux », voire de petites gens. Le
lecteur croise un quatuor de piliers de comptoir dans La Présence horrifiante ; un marin dans la dèche au Bout de la rue ; un patron d’hôtel
dans Le Dernier voyageur ; un
journaliste médiocre dans Dürer, l’idiot,
et ainsi de suite jusqu’aux marins du Psautier
de Mayence.
Cela
n’empêche pas le puritain de Nouvelle-Angleterre et le Flamand mythomane de se
retrouver sur l’essentiel : l’art de faire peur. Et là-dessus, ils sont
largement à égalité.
Jean Ray
hésite moins à puiser dans les thèmes « classiques » du fantastique,
quitte à leur donner une touche moderniste. Ainsi, Mondschein-Dampfer est une histoire de pacte avec le diable commentée
par une étudiante en mathématiques qui parle d’espaces non-euclidiens. (Ray et
Lovecraft étaient tous les deux marqués par l’évolution de la science de leur
époque, la remise en cause des modèles physiques classiques et la perspective
de l’existence d’autres dimensions.)
Parfois,
Jean Ray s’élance dans le vide, y dessine des trajectoires de feu… et croise
celles de Lovecraft. C’est le cas dans La
Ruelle ténébreuse, que je me refuse à résumer ici parce qu’il faut la lire.
Mais que
dites-vous de ça ?
« La quille reçut un coup violent ; dans la
clarté écarlate nous vîmes trois énormes tentacules, d’une hauteur de trois
mâts superposés, battre hideusement l’espace et une formidable figure d’ombre
piquée de deux yeux d’ambre liquide se hisser à la hauteur de la muraille de
bâbord et nous jeter un regard effroyable »
—
Le Psautier de Mayence
Qu’en
pensait Lovecraft ?
Rien.
Quelques nouvelles signées « John Flanders » sont parues dans Weird Tales vers le milieu des années
30, mais rien n’indique que Lovecraft les ait lues. Et en sens inverse, il est
douteux que Jean Ray ait lu Lovecraft, en tout cas pas avant les années 50.
Quel dommage
que ces deux géants se soient ignorés !
Pourquoi
c’est appeldecthulhien
1. On s’en
fout, c’est juste bien.
2. Si vous
voulez reprendre le contenu pour l’adapter en scénario, méfiez-vous : le
fantastique de Jean Ray repose bien davantage sur l’ambiance – soutenue par une
écriture admirable – que sur la logique. Rien ne justifie ce qui tombe sur le
coin de la figure des témoins de La
présence horrifiante ou du Dernier
voyageur, mais ce n’est pas le propos. Du coup, vous aurez du boulot en
aval pour expliquer, justifier et bâtir de l’enquête.
Bilan
La Ruelle ténébreuse.
La Ruelle ténébreuse.
La Ruelle ténébreuse.
Et les
autres aussi, bien sûr, Le Psautier de
Mayence en tête, mais La Ruelle
ténébreuse surtout.
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