Le scarabée, de Richard Marsh (1897)



Épisode 15

Numéro 11 de la collection NéO+, 1987 (première édition française)







En deux mots

Un respectable politicien britannique se retrouve persécuté par un mystérieux Arabe qui a visiblement de vieux comptes à régler avec lui. L’élément central de cette persécution est l’image d’un scarabée égyptien. Que s’est-il passé au Caire, vingt ans plus tôt ?


Pourquoi c’est bien

Pour un tas de raisons !

La première, purement technique, est la narration, construite comme une course de relais, avec quatre narrateurs qui ont chacun leur partie.

A témoigne, puis B prend la suite, revient sur ce qu’il a vu et compris des événements racontés par A avant de faire avancer l’histoire, puis C intervient, revient sur le témoignage de B, avant de passer la parole à D. Le résultat est vivant, et la construction en chapitres très courts donne encore plus de pêche à l’ensemble. Beaucoup de romans victoriens sont conçus pour des lecteurs qui avaient du temps à revendre, c’est l’un des plus dynamiques qu’il m’ait été donné de lire.

Les narrateurs sont intéressants, chacun à leur manière. Le livre s’ouvre sur le témoignage d’un quasi-mendiant, au chômage depuis neuf mois, qui est sur le point de mourir de faim. L’homme qui prend la suite est un chimiste génial, très occupé à des recherches humanitaires : développer un gaz de combat si meurtrier qu’il rendra la guerre impossible. Lui succède une jeune fille de bonne famille un peu évaporée, mais têtue en diable, trop pour son propre bien. Enfin, un détective privé ferme le ban.

L’ensemble fourmille de notations sur les mentalités. Pour ceux qui ne la connaîtraient pas encore, on y trouve la définition classique du gentleman, « un homme qui fait ce qu’il faut, comme il faut, quand il faut ». Je recommande particulièrement les scènes de bal dans la bonne société, où l’on découvre que « Gestion du carnet de bal » devrait être une compétence à part entière.


Pourquoi c’est lovecraftien

De qui est ce passage ?

« Le jeune homme mourut lors d’une de ses crises, sans jamais avoir prononcé une seule phrase cohérente, et peut-être valait-il mieux, à en juger par les bribes qu’il réussit à balbutier, qu’il soit mort sans avoir vraiment repris conscience. Puis on commença à entendre des rumeurs sur une secte qui avait son temple quelque part à l’intérieur du pays (personne n’était sûr de l’endroit exact) et dont on disait qu’elle pratiquait encore et n’avait jamais cessé de pratiquer des rites innommables, sanguinaires et impies, qui avaient leur origine dans une époque si reculée qu’on pouvait la qualifier de préhistorique. »

C’est du Marsh, mais si je vous avais dit « Lovecraft », vous m’auriez cru, non ? Pour être tout à fait honnête, c’est peut-être un effet de la traduction. Jean-Daniel Brèque s’en sort très bien, mais il a peut-être cédé à la tentation du pastiche sur un paragraphe.

Ce qui n’est définitivement pas lovecraftien, en revanche, c’est l’humour. Il n’y en a pas des tonnes, mais de temps en temps, l’auteur s’autorise un effet comique, et les scènes dans la bonne société sont plus proches de Wodehouse que de Dickens. Lovecraft ne se serait jamais permis des répliques du genre « Comme tous les conservateurs, papa se méfie des gens intelligents, je crois que c’est pour ça qu’il vous apprécie autant ».


Qu’en pensait Lovecraft ?

Contrairement à ce que prétend la quatrième de couverture, apparemment pas grand-chose. Le Scarabée est mentionné dans Épouvante et surnaturel en littérature, en tête d’une énumération de romans fantastiques anglais, mais sans plus de précisions et sans avis critique.


Pourquoi c’est appeldecthulhien

En dehors de l’intéressante fenêtre sur les mentalités, si l’on récapitule, nous avons là :

• Des sacrifices humains offerts à des dieux étranges, perpétrés par un prêtre (à moins que ça ne soit une prêtresse) doté(e) de pouvoirs surnaturels. Présenté comme ça, c’est presque trop cthulhesque, mais l’adversaire est intéressant, à cause de ses pouvoirs et de ses faiblesses – tout le monde repère ce drôle d’Arabe en burnous qui parle mal anglais, et malgré ça, il s’avère singulièrement difficile à attraper.

• Des héros qui, lorsqu’ils ont enfin découvert le repaire de leur ennemi, entreprennent de le cambrioler. Une fois à l’intérieur, ils perdent le danger de vue et se chamaillent bruyamment pour des bêtises. Que ceux qui n’ont jamais vu ça en jeu leur jettent le premier pudding !

• Un exemple de l’utilisation des télégraphes en situation de crise, sur le mode « il a pris le train de telle heure, qui passera ici, ici et ici. Il faut X minutes pour transmettre le message, mais le poste télégraphique de la gare de Y qui est le prochain arrêt du train sera fermé pour la nuit. Si nous voulons arrêter le train, il faut donc qu’on télégraphie à la gare de Z. » Prenez des notes !


Bilan

En plus d’être un bon roman et une histoire pas très difficile à convertir en scénario, Le Scarabée est une lecture très conseillée si vous voulez faire jouer à Cthulhu 1890. Et si Londres ou les victoriens ne sont pas votre tasse de thé, il va de soi qu’il se transposerait très facilement dans n’importe quelle grande ville d’Europe ou des États-Unis, y compris dans les années 20.


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