Le hobereau maudit, de Joseph Sheridan Le Fanu (1871)

Épisode 30


Numéro 198 de la collection « Fantastique/SF/Aventure », 1987



En deux mots

Nous sommes vers 1760. Après des années sur le Continent, Sir Bale Mardykes revient dans le château de son enfance, en compagnie de son cousin et souffre-douleur, Philip Feltram.

Sir Bale déteste son manoir et surtout le lac, où une femme s’est noyée, il y a bien longtemps – un incident qui est resté dans toutes les mémoires, amplifié et déformé mais toujours présent. Sir Bale n’aime pas la région, il s’y sent piégé, mais il est obligé d’y rester, sa situation financière ne lui permettant plus de vivre ailleurs.

Un jour, son cousin Philip échappe de justesse à la noyade, et son caractère change… C’est le début de quelque chose, mais de quoi ?


Pourquoi c’est bien

C’est bien et même très bien, mais pour des raisons qui, aux yeux d’un homme pressé du XXIe siècle, sont plutôt des défauts.

C’est lent. Il ne se passe pas grand-chose au début, l’auteur nous fait visiter la région, le manoir, le village, nous présente les notables du coin, installe une ambiance et pose ses personnages... Ensuite, les années s’écoulent, une dizaine en tout, au gré des besoins de la narration.

C’est diffus. Le fantastique se glisse dans les interstices d’une vie normale, tout doucement, avec des rémissions et des paliers. La malédiction qui frappe les Mardykes n’est pas univoque, elle offre même des compensations, mais elle est partout autour de lui.

C’est flou. Sir Bale lui-même ne comprend pas ce qui lui arrive, n’est pas bien sûr qu’il lui arrive quelque chose, et accepte des explications « rationnelles » qui vont à l’encontre de ce qu’il a vu, juste pour être tranquille.

C’est ambigu. Sir Bale, dernier des Mardykes, est maudit. Il est dur et égoïste, mesquin et sarcastique, mais ce n’est pas un salaud complet, et par moments, on se sent désolé de ce qui lui arrive. En sens inverse, Philip Feltram apparaît sous les traits d’un pauvre type, et finit par devenir franchement inquiétant…

Résultat : l’imagination travaille. Le Fanu suggère des choses, qui peuvent être « réelles » ou non, mais on se retrouve aussi à tracer des connexions qu’il ne mentionne pas.

Comparez ça à un roman d’horreur moderne, ou tout est mené tambour battant, où le monstre est bien défini, clairement maléfique et où les personnages sont taillés à la hache…


Pourquoi c’est lovecraftien

Ce Hobereau maudit n’a rien de lovecraftien.

Le Fanu est à la fois un auteur romantique de la seconde génération et un auteur gothique de la troisième génération.

Le côté romantique nous vaut des descriptions des humeurs lac, des couchers de soleil sur les montagnes, et ainsi de suite. Après quoi, en bon gothique, Le Fanu enchaîne sur d’angoissants brouillards où rôdent d’indécises silhouettes aux intentions suspectes.


Qu’en pensait Lovecraft ?

Apparemment pas grand-chose, puisqu’il se contente de citer Le Fanu au milieu d’une brochette d’auteurs fantastiques anglais où l’on retrouve aussi des gens comme Stevenson.


Pourquoi c’est appeldecthulhien

Sir Bale n’a pas le réflexe de l’investigateur – filer dans les archives familiales, voir qui s’est noyé au juste et, après enquête, comprendre le pourquoi de la malédiction. Une fois en possession du pourquoi, un personnage de L’Appel de Cthulhu enchaîne généralement sur un comment, souvent « comment mettre un terme à la malédiction », beaucoup plus rarement « comment se barrer de là sans y laisser trop de plumes ».

Dans le cas de Sir Bale, cela impliquerait sûrement une virée sur Snakes Island, cette drôle de petite île au milieu du lac à laquelle sont rattachées tant de légendes, et une bonne vieille confrontation finale.

Rien de tel ici. En fait, j’ai rarement lu un roman aussi peu transposable en scénario de jeu de rôle. Certains moments, oui, certains incidents, sûrement, mais l’ensemble ? De l’eau et du brouillard, là où les joueurs réclament du solide, du concret, du nourrissant.


Bilan

Le Fanu a laissé une œuvre surabondante où se croisent romans historiques, journalisme, régionalisme irlandais et fantastique, dans laquelle on trouve des pépites… et des ouvrages mineurs, comme ce Hobereau maudit.

J’ai un souvenir lointain mais positif du Mystérieux locataire, également paru chez NéO. Je vais donc poursuivre l’enquête.

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