Cédric et moi (surtout moi !) sommes de grands fans de Tim Powers, dont la vision du fantastique est toujours surprenante. Nous avions déjà parlé, sur Hugin & Munin, de Poker d'âmes, des Puissances de l'invisible, et de A deux pas du néant [1]. Bien que les nouvelles ne soient pas mon genre littéraire favori [2], je me préparais donc avec gourmandise à lire ce recueil.
Je me relis : j'ai écrit plus haut "toujours surprenante" ? Je corrige : "Tim Powers, dont les romans de fantastique sont toujours surprenants". Car ses nouvelles sont autrement plus homogènes. Dans Bifrost n°50, on pouvait lire : "Je ne peux toujours pas imaginer une histoire sans y inclure quelque chose du genre fantôme ou machine temporelle". Les nouvelles fonctionnent donc à partir des mêmes ingrédients : fantôme et/ou voyage dans le temps + mysticisme et/ou religion + Californie.
L'ensemble pourrait sembler monotone si Tim Powers n'était pas passé maître dans l'imprégnation du quotidien par le fantastique. Pas un fantastique spectaculaire à la King, façon clown cannibale ou dôme magique, mais un fantastique banal de supermarché fait de new age californien, de chaos magick, de superstition et de rituels compulsifs. Un fantastique proposant un léger décalage de la réalité, comme celui provoqué par des lunettes mal ajustées. Les fantômes ne sont pas des draps blancs agitant des chaînes ou des zombies suceurs de cerveaux, mais des souvenirs évanescents, un téléphone débranché qui sonne dans une pièce vide... La nostalgie, le regret, les remords, sont leurs motivations : nostalgie du jardin en friche où l'on jouait enfant, regrets des choses jamais dites, remords des fautes et des crimes. C'est d'ailleurs dans la contrition et le pardon que l'on retrouve les racines chrétiennes de l'auteur, très explicitement mises en scène.
Les nouvelles de Powers, écrites seul ou avec son ami Blaylock, sont très proches des romans de la trilogie "Lignes de faille" (ou "Californie occulte") : le lecteur de Poker d'âmes et Date d'expiration y retrouvera des fantômes et des obsessions. Il faudra cependant aller au-delà de l'apparence anecdotique des textes pour en découvrir leur richesse, leur construction savante, et leurs juxtapositions audacieuses. Le lecteur pressé continuera sur la highway sans s'arrêter dans ce motel poussiéreux entouré d'orangers desséchés. Celui sensible aux odeurs portés par les vents du désert s'y attardera volontiers.
[1] On parlera du reste un jour aussi : ce serait dommage de passer à côté de Date d'expiration, du Palais du déviant, des Chevaliers de la brune, de Sur des mers plus ignorées, du Poids de son regard, des Cieux découronnés, ou des Pêcheurs du ciel, non ? Peut-être que cette publicité inciterait une collection (Lunes d'encre, au hasard ?) à sortir Earthquake Weather, seul roman inédit de Powers en français, et dernier tome de la trilogie "Lignes de faille".
[2] Le format court est à la fois difficile à maîtriser et rapide à produire. Résultat, une production pléthorique pour une infime proportion de bons textes. Pour un Ted Chiang ou un Jean-Philippe Jaworski (pour parler des derniers excellents que j'ai lus), combien de tâcherons ?
Je suis vraiment pas fan de Powers, mais bel article ma foi.
RépondreSupprimerMerci. :) Faut que je dérouille mon clavier : vous avez pris de l'avance, Cédric et toi.
RépondreSupprimerC'est aussi bien troussé qu'une chanson des Eagles.
RépondreSupprimerConcernant La trilogie de la Faille (en fait celle du Roi pêcheur si on reprend la terminologie de l'auteur), j'avais il y a quelques années proposé à l'agent de publier l'ensemble dans une traduction harmonisée (en accord / partenariat si nécessaire avec les éditions J'ai Lu). L'agent a décliné mon offre préférant "placer" cet auteur aux éditions Bragelonne. Une discussion qui doit dater de 4 ou 5 ans maintenant, depuis seul Sur des mers plus ignorées a reparu.
RépondreSupprimerGilles Dumay, directeur de la collection "Lunes d'encre"
Merci de ces informations, Gilles. C'est vraiment dommage pour ce projet de traduction harmonisée chez Lunes d'Encre... J'imagine que le choix de publier "Sur des mers plus ignorées" était lié à la sortie de Pirates des Caraïbes 4. Mais le film a fait un (relatif) four et n'a en fait que peu de rapport avec le livre, donc je serais surpris que ça ait dopé les ventes.
RépondreSupprimerChez Denoël, pour cet auteur c'est carbonisé. D'après mes chiffres Itinéraires nocturnes s'est vendu à 600 exemplaires (c'est ma plus mauvaise vente depuis des années). Tim Powers a perdu tout son lectorat ou presque. On verra ce qui se passera sur la nouveauté qui est la suite du Poids de son regard (son chef d'oeuvre à mon humble avis), à paraître chez Bragelonne si mes sources sont exactes.
RépondreSupprimerDommage pour Itinéraires nocturnes, le livre ne méritait certainement pas cela... Les précédents Powers parus chez Denoël avaient pourtant eu une bonne couverture critique, non ? Autant A deux pas du néant que les Puissances de l'invisible ont eu de très bons échos.
RépondreSupprimerEt on verra bien ce que donnera la prochaine nouveauté, en effet. De mon côté, j'attends avec impatience chez Lunes d'encre la série Soldat des brumes, dont j'attends la suite depuis la sortie des t1 et 2 chez Présence du Futur !
http://lunesdencre.eklablog.com/soldat-des-brumes-a14546897
Joli chronique qui me rappelle que je dois le lire, ainsi que quelques autres Powers.
RépondreSupprimerPour Soldat des brumes, à mes yeux, le meilleur c'est le troisième (Soldat de Sidon). Mais avant ça il y a AD Noctum, les chroniques d'une boîte d’ingénierie génétique sur plusieurs décennies. Caustique. Plus que la soude du même nom.
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