Une Nuit en Écosse



- Asseyez-vous, ma petite Karen. Si je vous ai fait venir, c'est que j'ai remarqué votre nom sur la couverture d'un roman que ma secrétaire dévore à chacune de ses pauses, et je crois que nous pouvons beaucoup l'un pour l'autre.
- D'accord, mais dites m'en un peu plus sur votre maison d'édition, Monsieur Bob.
- Appelez-moi Bob, tout simplement, pas de chichi entre nous. Ici, on produit majoritairement de la big commercial fantasy : il faut a minima que ça soit une trilogie (mais je préfère les cycles) sur un paysan qui découvre du jour au lendemain qu'une prophétie le désigne comme l'ultime rempart contre une invasion du Chaos ou la victoire du Mal. On ne finasse pas, chez nous : il me faut de héros badass qui se cache sous un capuchon, des noms qui contiennent la lettre K pour faire fantasy, des dragons et tout le tralala. C'est ce que veut la main invisible du marché et nous lui fournissons sa dose régulière d'évasion avec tous les ingrédients attendus par le lecteur.
- Oula, il y a maldonne, parce que moi je ne fais pas vraiment dans la fantasy pour geek...
- Non, effectivement, mais je crois comprendre que vous vous adressez aux femmes. Or nos geeks, croyez-le ou non, sont maintenant en couple. Et comme les ventes ne sont plus fameuses, je me dis que la femme de geek est un marché qui pourrait nous aider à compenser cette débandade. Ça a un nom, votre genre, là ? C'est une sorte de bit-lit, non ?
- Pas vraiment. Moi mon créneau c'est la Scottish historical romance.
- J'adore le nom. Le mot historique fait très classieux. Et sinon, c'est quoi la recette de votre tambouille, à vous ?
- Je vais prendre le cas de mon petit dernier Une Nuit en Écosse. Déjà, ce qu'il faut comprendre, c'est que c'est un spin off de mes autres séries de romans écossais. On y fait allusion à des personnages et un objet magique qui était déjà présent dans mes autres bouquins. C'est pas une saga, mais c'est relié.
- Du coup, y'a bon pour la lectrice qui aime revenir fréquemment dans votre univers.
- Exactement. Ça se passe donc à la fin du 19e, un jeune égyptologue est prisonnier d'un mufti ou d'un émir qui exige qu'il rende un objet historique qu'il s'est approprié. Le gars écrit donc à sa soeur pour qu'elle aille en Écosse chercher l'objet afin de le faire libérer. La soeur y va, mais sur place, le châtelain à qui a été confié l'amulette se méfie de la fille car il la prend pour une voleuse. Elle va devoir se démener pour prouver son identité et faire craquer ce grand beau ténébreux.
- Ah oui, dans le fond c'est pas si éloigné de notre production à nous, votre truc.
- Je fais dans l'éprouvé, Bob. Après, là je vous ai brossé le truc à la va-vite, hein. Mais je fais ça avec délicatesse. Par exemple, l'héroïne, c'est une fille de pasteur coincée du cul qui rêve de vivre des aventures. Pour que la lectrice s'identifie un minimum, j'en fais une fille grassouillette. Je lui colle une boniche un peu délurée, qui parle crûment et qui joue de ses charmes avec la valetaille, et du coup je peux parler un peu cul sans avoir l'air d'y toucher. Et surtout, mon héroïne, je n'en fais pas une nunuche : c'est une lettrée, une excellente dessinatrice, une nana forte en caractère, qui chante super bien, qui a lu plein de bouquins compliqués, qui connaît Champollion...
- Ah oui, on a ça aussi, nous. On appelle ça une Mary Sue.
- Et mon Écossais, je te le bichonne : je lui mets une histoire d'amour tragique dans les pattes avec une première femme morte dans l'incendie du château, des cicatrices mais qui le rendent beau car qui le fragilisent un peu, et surtout un bon gros comportement de psychorigide pour qu'ils se haïssent au premier regard. C'est important, car tout est construit autour du je-t'aime-moi-non-plus.
- Oh comme ça me parle...
- Et mon truc, c'est de créer une tension sexuelle permanente. Je connais tout le champ lexical de la passion, Bob. Les deux se courent sur les nerfs et luttent pour ne pas succomber à la tentation. Un baiser pour calmer l'hystérie de la fille. Un baiser pour manipuler l'Écossais. Un début d'érection pour titiller la lectrice. Je fais monter la sauce en retardant de mon mieux le final. Ça tergiverse, çe se refuse l'un à l'autre, et dans les derniers chapitres ça passe à l'acte. Je fais bien attention à ne pas faire dans le porno : je suis là pour vendre du rêve de petite fille. Il impose son consentement, elle accepte sa domination. Et surtout, dès qu'ils ont consommé, il l'épouse : c'est ce que veux lire la cliente.
- Pourquoi personne n'y avait pensé avant ?
- Et pour le décor, c'est du bonheur à écrire : vous pouvez dire n'importe quoi, la lectrice ne fait pas gaffe. Genre vous dites que le château est à 3 heures ou 3 jours de calèche mais que quand l'incendie s'est déclaré, les villageois ont débarqué sur l'heure pour l'éteindre, et ça passe. Et puis bon, un château écossais, quand on en a vu un on les a tous vus, donc je ne m'emmerde même plus à le décrire. Ce qu'elles veulent, c'est des abdos couleur caramel, une héroïne volontaire mais qui succombe au ravissement, un Écossais orageux mais qui sait être romantique, et surtout, l'amour qui est plus fort que tout. C'est pour ça que mes collègues et moi, on ne s'emmerde même pas à faire des variations régionales avec des beaux ténébreux irlandais ou suédois : c'est se prendre la tête pour pas grand-chose.
- N'en jetez plus, je suis déjà amoureux.
- Très bien, alors envoyez le contrat de mariage à mon agent, et je vous retourne un manuscrit dans trois mois. Vu que c'est pour de la femme de geek, je peux vous coller une histoire de voyage dans le temps, si vous voulez.
- Vous seriez un ange. Quand je vois la liste de vos publications sur votre site web, je peux vous garantir que notre union sera longue et fructueuse.

Commentaires

Enregistrer un commentaire