Après le manuel théorique évoqué la semaine dernière, voici les travaux pratiques sur les goules, sous la forme d’une anthologie de huit nouvelles balayant trois siècles de littérature fantastique, du début du XVIIIesiècle à la fin du XXe, et présentées dans un ordre chronologique bien pratique pour cerner l’évolution du monstre. Jacques Finné le reconnaît lui-même : trouver de bonnes histoires de goules est difficile. Et même pour la couverture, l’éditeur a opté pour un tableau de Munch intitulé… Le Vampire.
• L’histoire de Sidi Nouman, récit anonyme traduit par Antoine Galland. Une « nuit » tirée de la première version européenne des Mille et Une Nuits, remarquable pour son français délicieusement Grand Siècle. On y suit l’aventure d’un malheureux dont l’épouse ne se nourrit que de quelques grains de riz, jour après jour. Intrigué par des absences nocturnes, il la suit, la voit s’éclipser dans un cimetière et partager le dîner avec des goules… après quoi, elle le change en chien et l’histoire se prolonge assez longuement, l’apparition des goules au détour d’un paragraphe n’étant qu’un élément « en passant »… mais Galland nous offre là la première goule de cimetière de l’histoire de la littérature.
• L’honneur du ghoul, récit anonyme traduit par de Joseph-Charles Mardrus. Une autre « nuit », cette fois tirée d’une traduction de la fin du XIXesiècle des Mille et Une Nuits. Cette fois, on suit l’aventure d’une infortunée qui a épousé « un » ghoul[1]. Ce dernier est un anthropophage doublé d’un métamorphe, mais il se montre tout à fait civil, n’apparaissant à son épouse que sous la forme d’un beau jeune homme et n’insistant pas trop pour qu’elle se nourrisse de chair humaine. Cela dit, ses activités sont nombreuses et variées : « battre la campagne, couper les routes, faire avorter les femmes enceintes, faire peur aux vieilles femmes, terrifier les enfants, hurler dans le vent, aboyer aux portes, glapir dans la nuit, hanter les ruines anciennes, jeter des maléfices, grimacer dans les ténèbres, visiter les tombeaux, flairer les morts, et commettre mille attentats et provoquer mille calamités. »
• Hyènes, d’E. T. A. Hoffmann. Ce conte d’Hoffmann… reprend la trame de L’histoire de Sidi Nouman, en l’adaptant à la fin du XVIIIeou au début du XIXesiècle. Et donc, arrêtez-moi si vous la connaissez, le comte Hippolyte épouse une charmante demoiselle qui mange peu. Une nuit, il la suit… Par rapport à son modèle, l’histoire est mieux centrée et baigne dans un fond de scandales familiaux, d’hérédité pesante et tutti quanti. En tant que conte, il se laisse lire plus qu’agréablement, mais là encore, la goule est tellement incertaine que la plupart des traducteurs ont choisi de parler de « vampire »…
• L’inconnue, de Guy de Maupassant. Une historiette de quelques pages, où un séducteur tente d’arriver à ses fins avec une demoiselle aussi charmante que peu farouche. Tout ça se résout proprement, sans la moindre goutte de sang ou d’autres liquides corporels, et j’ai beau plisser les yeux, je ne vois pas l’ombre d’une goule dans cette petite étude de mœurs…
• Amina, d’Edward Lucas White. Cette courte nouvelle américaine date de 1906. Un jeune homme convenable de Nouvelle-Angleterre, égaré dans le désert perse, croise une jeune femme qui vit dans un tombeau et… rien, en fait, parce que les Américains ont des fusils et pas les goules. Donc, les monstres meurent, y compris et surtout les jeunes, parce qu’ils ne doivent pas s’échapper pour perpétuer l’espèce. Entre nous, ce genre d’histoire me fait douter de la supériorité intrinsèque de la narration littéraire sur le scénario de jeu de rôle. En revanche, White nous propose une goule à visage humain, qui parle anglais comme vous et moi, et parvient à dissimuler ses mauvaises intentions[2].
• Émina, Zibeddé et l’aubergiste, de Seymour Brillioth. Ce pseudo-conte des Mille et Une Nuitsest situé dans la Perse du XIIesiècle. Une jeune femme délurée arrive dans une auberge où ont eu lieu des meurtres horribles. Elle y croise un aubergiste dentu, un cadi morose et deux charmantes oisives ouvertement lesbiennes. Où est la goule et qui va se faire manger ? L’histoire est bien écrite et drôle –volontairement drôle, autant le préciser – mais un peu nébuleuse. Un tout petit peu moins d’ambiguïté aurait fait mon bonheur.
• Léonora, de Jon Craig, m’inspire de noirs soupçons : nous sommes priés de croire en l’existence d’un Américain inconnu, qui aurait publié cette nouvelle dans un magazine obscurissime. Pour citer Jacques Finné « on peut supposer que l’auteur a vécu un certain temps dans un pays de langue française ». Effectivement, il a dû, sa province française (ou suisse ou belge) est criante de vérité. Ou alors, c’est le pseudonyme d’un auteur francophone[3], qui pourrait bien être l’anthologiste lui-même… Tout cela n’a d’ailleurs pas beaucoup d’importance. Léonoraest une histoire de goule où la vedette est tenue par la jeune Léonora, pétasse intergalactique, et son cortège d’amants. Le monstre reste hors-champ, perpétrant le nombre requis de meurtres cannibales, avant de se bâfrer la pétasse sous le regard d’un public qui est tenté d’applaudir, voire de lui prêter un cure-dents, tellement sa victime était antipathique. C’est bien écrit, c’est enlevé, mais c’est une bonne illustration du problème des goules : ce sont des monstres qu’il vaut mieux ne pas montrer.
• Chacun son goût, de Gaston Compère. Bon, celle-là était déjà dans Trois Saigneurs de la nuit. Elle n’a pas changé, moi non plus : je continue à ne pas m’enthousiasmer pour cette histoire antimilitaristo-humoristique. Trop belge, peut-être. Ou trop sarcastique.
• Tout cela se termine sur une copieuse postface qui amorce ce qui sera l’Univers des goules. Du coup, j’avoue que je ne l’ai lue qu’en diagonale.
Au bilan, je n’ai pas trouvé beaucoup de viande sur cet os, mais si vous avez de bonnes dents, vous pouvez en tirer un peu de moelle. À titre purement personnel, Femmes de sang m’a surtout rappelé que les goules lovecraftiennes ne sont pas les seules dans le paysage. Je ne sais pas ce que je ferai de cette idée, mais j’en ferai sûrement quelque chose un jour.
[1]Également qualifié « d’ogre » dans le texte, et au fond, si on enlève le bric-à-brac orientaliste, on tout à fait imaginer ce ghoul jouant à la belote avec l’ogre du Chat botté, qui sait aussi changer de forme.
[2]Bon, à les dissimuler au héros. Si c’était un film, au bout de quelques pages, tous les spectateurs seraient en train de s’époumoner sur le thème « mais non, crétin, ne descend pas dans cette tombe ! »
[3]Vous y croyez, vous, à un Américain capable d'écrire des choses comme « de longues rues noires comme un dessin de Tardi » ?
Voilà qui donne envie de lire... Les Mille et Une Nuits ! ^^ Plus sérieusement j'ai l'impression que les goules de Lovecraft sont les plus intéressantes. Parce qu'intégrées à une certaine mythologie toute lovecraftienne ? Quel est ton sentiment ?
RépondreSupprimerEn fait, « les goules de Lovecraft » reposent sur deux textes. Le modèle de Pickman est une variation sur la goule de Galland. Lovecraft a imaginé des choses autour du concept de nécrophage qui hante les cimetières, et ce qu’il a imaginé va loin – l’idée qu’elles aient une forme de société, qu’elles échangent leurs enfants avec des petits humains, etc.
RépondreSupprimerLes goules d’A la recherche de Kadath sont une amplification de tout ça, avec une caractéristique en plus : leur capacité à passer du rêve à l’éveil. Et elles sont… sympathiques n’est pas le mot, mais elles paraissent beaucoup plus humaines que les bêtes lunaires qui les torturent, et elles ne répugnent pas à donner un coup de main à Randolph Carter.
J'y pense : il y en a aussi chez Clark Ashton Smith des goules, mais il en parle peu il me semble.
SupprimerOui, Smith est cité dans l'Univers des goules.
RépondreSupprimerDans le cercle lovecraftien, le jeune Robert Bloch y a abondamment recours, dans des nouvelles qui... euh... ne sont pas toutes mémorables.
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RépondreSupprimerTout est possible, mais dans ce cas, ça soulève la question de la référence initiale. Comment étaient les rues dans le texte de Jon Craig ?
RépondreSupprimer(Jon Craig qui n’a apparemment jamais rien publié d’autre et n’est référencé nulle part...)
Je soupçonne que peu d'Américains connaissent Tardi, en effet. En revanche, je connais des traducteurs qui introduiraient un nom, voire une comparaison, ou remplaceraient un nom par un autre pour se rapprocher du lecteur francophone.
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