Depuis mon adolescence, je suis convaincu que « la réalité » ressemble à une très mince couche de glace. En apparence, elle est lisse et solide, mais quand on s’aventure un peu hors des passages balisés, d’inquiétants craquements se font entendre… Les explorateurs qui s’obstinent ne tardent pas à découvrir failles, trous et crevasses. Certains s’y engloutissent, d’autres reviennent à la civilisation avec de bonnes histoires.
Bruno Fuligni appartient à la seconde catégorie. Cette fois, il nous fait faire le tour d’une France hantée de peuplades étranges ou de gens qui s’en réclament. Guide sympathique et disert, il puise à pleines mains dans les productions d’une foule d’archéologues illuminés, de géographes fous et de linguistes frappés d’un coup de lune, qui ont sévi tout au long des XIXeet XXesiècles.
Tout ça part un peu dans tous les sens, selon ce que l’auteur découvre dans chaque province. Comme un peu d’esprit de système ne nuit pas, essayons une classification :
• Des traces de peuplement oubliés. Des Sarmates camouflés en paisibles Champenois ? Des guerriers d’Attila ayant fait souche dans l’est de la France ? Des Alsaciens parlant encore le francique ? Des Mongols égarés en pays bigouden ? De mystérieuses marchandes de poisson de la côte atlantique dont même les Basques ignoraient l’origine ? Des nomades germanophones arrivés bien après les Roms ? Tout ça existe, à divers degrés de fantasmagorie.
• Les vestiges d’anciens accidents historiques. Certains sont attendus et prévisibles : l’Auld Alliancea semé des débris d’Écosse dans toute la vallée de la Loire ; en Touraine, des Acadiens entretiennent le souvenir du Grand Dérangement. D’autres sont un peu plus étonnants, comme ces réfugiés grecs installés en Corse au XVIIesiècle. Le Normand que je suis ignorait tout des Cagots du sud-ouest. Qui étaient-ils ? Une population sédentaire et chrétienne qui, jusqu’à la Révolution, fut l’objet d’une ségrégation féroce, dont même à l’époque, plus personne ne connaissait l’origine. Descendants de lépreux ? Héritiers d’hérétiques ? Successeurs des chrétiens primitifs ? Les érudits du XVIIIesiècle en discutent jusqu’à ce que les sujets du royaume deviennent des citoyens libres et égaux en droit… sauf qu’apparemment, la persécution des Cagots a eu des échos jusqu’au milieu du XXesiècle.
• Des accidents historiques contemporains. À Pau, la Suède veille sur la maison natale du maréchal Bernadotte[1]. À Boulogne-sur-Mer, l’Argentine entretient celle où le Libertador San Martin a fini ses jours. Quoi de plus normal ? Plus surprenant, la paisible Barcelonette garde la trace de trois générations de migrants partis chercher fortune au Mexique. Certains s’en sont retournés, pleins d’usages, de raison et de pesos, vivre entre leurs parents le reste de leur âge. Plus étrange, des abattoirs installés dans le Lubéron ont donné naissance à une colonie de locuteurs de louchébem. Muté en louchébum, le dialecte reste bien vivant, longtemps après que les bouchers parisiens aient regagné Rungis.
• Du joyeux n’importe quoi. Les inclassables ne représentent qu’un discret saupoudrage ici et là, mais au détour d’une route, on croise des Atlantes et autres créatures de Robert Charroux, des adorateurs du Phallus et un paquet d’autres machins divertissants.
• Une jolie carte. Comme dans le Tour du monde des terres françaises oubliées, du même auteur dans la même collection, la jaquette se déplie pour faire une carte en couleur.
Que retenir de ce petit bouquin drôle et vite lu ? Que l’histoire est une matière malléable, où chacun peut trouver de quoi s’amuser… ou s’inspirer. Moyennant un peu de boulot, les rôlistes pourront en tirer du manger pour, allez, au hasard, Nephilim[2]ou L’Appel de Cthulhu[3].
Éditions du Trésor, 19 €, 190 pages
[1]Connu du côté de Stockholm sous le nom de Charles XIV.
[2]Je le verse au dossier de la variante « terroir » dont Cédric Ferrand est le champion.
[3]Les spéculations sur la descendance à la surface de peuples de nains cavernicoles forment un pont à peu près immédiat vers Arthur Machen et le peuple-serpent.
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