Regency Cthulhu

 


J’ai déjà eu l’occasion de le dire ici et ailleurs, il existe deux sortes de guides d’époque dans la gamme Call of Cthulhu.

 

Les guides « ouverts » tentent d’embrasser toute une époque et permettent de jouer à peu près tout ce que vous voulez. En attendant le retour de Cthulhu by Gaslight ans la gamme actuelle, c’est par exemple Cthulhu Dark Ages. Les guides « fermés », moins gros, offrent une expérience plus limitée, comme Reign of Terror.

 

Regency Cthulhu se situe entre les deux : il propose un spectre relativement étroit, mais assez large pour qu’on y case beaucoup de choses.

 

Qu’est-ce que la Régence, pour les Britanniques ? Il s’agit des années 1810 qui, chez nous, sont à cheval entre l’Empire et la Restauration. Le roi George III, très âgé, est aveugle et fou. Son fils, le prince de Galles, est régent. Il est aussi notoirement incompétent et unanimement détesté, mais il a une collection de frères cadets qui semblent tous encore pires que lui.

 

Les aristocrates vivent dans un monde à part, entre châteaux, maîtresses et divertissements coûteux. Le peuple survit tant bien que mal, comme il l’a toujours fait, servant de chair à canon face à Napoléon et affrontant une justice féroce qui pend femmes et enfants et envoie le moindre voleur en Australie pour vingt ans… et les uns comme les autres sont hors sujet, sauf si vous en décidez autrement.

 

En effet, la proposition du supplément est « jouez dans la gentry », un groupe qui n’a pas vraiment d’équivalent français[1], un mélange de gros propriétaires terriens vivant de leurs rentes et de professions « acceptables », médecins, pasteurs et autres universitaires[2]. Tous ces gens partagent les mêmes codes et vivent dans la même bulle, mais contrairement à celles des pauvres et plus encore à celle des aristocrates, leur bulle est convenable. La bonne moralité, au moins apparente, est tout, l’étiquette régit les moindres actions, les conflits entre mariages arrangés et histoire d’amour sont monnaie courante… et vu sous un certain angle, tous ces gens ont du temps, des moyens et un bon accès à la culture, autrement dit tout ce qu’il faut pour devenir des investigateurs.

 

Ici, un bref aparté : Regency Cthulhu est placé sous le patronage de Jane Austen. Je n’ai jamais rien lu d’elle, et je me sens donc un peu en porte-à-faux avec ce supplément. Cela dit, une société rurale, où la révolution industrielle balbutie à peine[3] et où tout repose sur des hiérarchies rigides, c’est un concept que je comprends. Et si vous n’avez pas le courage de vous lancer dans l’œuvre de Jane Austen, les premiers romans de Dickens, notamment Les papiers posthumes du Pickwick Club, sont sans doute plus accessibles. Ou alors, mais c’est un tout autre genre de littérature, Frankenstein, de Mary Shelley, pas tant pour ce qu’il raconte que pour la manière dont il le raconte et ce qu’on peut en déduire de ses lecteurs…

 

Ceci posé, examinons un peu le livre. L’objet lui-même est une production Chaosium standard, avec couleur en pages intérieures, papier glacé et signet. La couverture est un peu plus oubliable que la moyenne, mais on ne peut pas avoir du Loïc Muzy à chaque fois.

 

Quant au contenu :

 

• L’Introduction présente à très grands traits et en 18 pages l’Angleterre de la Régence – je dis bien « l’Angleterre », les trois autres éléments constitutifs du Royaume-Uni ne sont pas abordés. La page consacrée à la diversité ethnique de l’Angleterre est intéressante, tout comme l’encadré sur l’homosexualité, mais ce traitement de sujets intéressants pour les joueurs du XXIe siècle phagocyte certains enjeux de la période – le sort des Irlandais et celui des catholiques anglais, par exemple, autrement mérité d’être traité. La moitié du chapitre est occupée par une grosse chronologie qui couvre toute la période « géorgienne[4] », autrement dit la totalité du XVIIIe siècle et le premier tiers du XIXe. Elle a le mérite d’exister, mais j’aurais préféré quelque chose d’un peu plus centré sur la décennie de la Régence.

 

• Creating a Regency Investigator est exactement ce que son titre laisse présager : le chapitre de création de personnage. Il est presque plus éclairant que la partie historique sur ce que l’on est invité à jouer et dans quelles conditions. Vous êtes une jeune fille de bonne famille, sans doute à marier, ou un gentleman – pour une valeur assez indécise du terme, quelque part entre le « gentilhomme » français du siècle précédent et ce qui sera le gentleman victorien. À la rigueur et si vous avez envie de faire un binôme avec un autre joueur, vous pouvez jouer un domestique de confiance, qui aura accès à des sphères dans lesquelles les gentlemenne s’aventurent normalement pas.

 

Les listes de professions et autres considérations sur les revenus sont bien fichues, mais la véritable star de ce chapitre est la Réputation. Nos héros vont évoluer dans des cercles sociaux relativement étroits, savoir comment ils y sont perçus est donc très important. La Réputation est une règle optionnelle, simple et bien gérée… et un piège mortel pour la plupart des investigateurs. Dans un monde où un seul mot de travers risque de signer votre mort sociale, que vous arrivera-t-il si vous êtes découvert en train de creuser dans le vieux cimetière sous le prétexte grotesque que certains cadavres s’agitent ?

 

• Le chapitre suivant, Tarryford, présente cette ravissante petite ville anglaise et surtout la campagne avoisinante et ses grandes propriétés, qui serviront de cadre aux deux scénarios qui suivent. Description et scénarios parviennent fort bien à rendre l’aspect claustrophobique de ce tout petit monde. La ville compte assez peu, sinon comme source d’objets et de ragots ; seule compte une grosse poignée d’individus, qui se reçoivent les uns les autres, marient leurs enfants entre eux, et se soucient assez peu du monde extérieur.

 

Ayant éclusé 75 pages sans vraiment l’avoir réalisé, car tout cela se lit agréablement, nous arrivons aux scénarios.

 

• The Long Corridor se déroule en 1813. Vendu comme un « petit scénario d’introduction », il pose un mystère amusant : pourquoi le couloir qui mène du petit salon au jardin s’est-il mis dans la tête de grandir de quelques pas par jour ? L’histoire commence légèrement, on s’amuse… mais l’explication et la résolution sont sinistres à souhait. Selon la manière dont le Gardien envisage de faire jouer The Long Corridor, il peut être plus ou moins déprimant et meurtrier, entre le très noir ou la quasi-comédie à la Tim Burton. Dans tous les cas, c’est un très bon scénario.

 

• The Emptiness Within se déroule un an plus tard, toujours à Tarryford. Plus long, plus compliqué et un peu plus traditionnel – mais pas tout à fait – que The Long Corridor, il est aussi plus substantiel, avec 54 pages (contre 42 pour son petit frère). Il m’a aussi un peu moins plu, même si je ne doute pas qu’il y ait moyen d’en tirer des effets sympathiques en jeu. Et je suis certain que cette appréciation subjective ne sera pas partagée par tout le monde.

 

• Le livre se conclut par une poignée d’appendices : des prétirés, des listes d’équipement, une présentation de Tarryford au début du XXe siècle au cas où vous auriez envie de donner une suite aux scénarios, une courte biblio-filmographie qui taille la part du lion à Jane Austen et bien sûr, les aides de jeu, la feuille de personnage et la biographie des auteurs.


Que penser de tout ça ?

 

Déjà, Regency Cthulhu fait ce qu’il est censé faire et le fait bien.

 

Ensuite, est-ce que ce qu’il fait est susceptible de vous intéresser ?

 

Je ressors ici les quatre critères que j’avais définis pour Down Darker Trails :

 

• Familiarité. L’Angleterre d’Orgueil et Préjugés et moins immédiatement compréhensible que l’Ouest de La Prisonnière du désert, mais ce n’est pas non plus la planète Mars, et il est ridiculement facile de tirer des fils pour la relier à Cthulhu by Gaslight ou à Cthulhu Dark Ages, voire à Reign of Terror qui en est très proche, chronologiquement.

• Distillation. L’auteur a bien travaillé, les informations sont nombreuses et bien présentées. J’aurais aimé un chapitre historique un peu plus substantiel, mais je suis un fondu d’histoire et la plupart des gens auront ce qu’il faut dans le bouquin.

• Adéquation. Aucun souci de ce côté-là, les membres de la gentry de la Régence ont le profil pour être des protagonistes lovecraftiens – des moyens, du temps, de possibles secrets de famille, le contact immédiat avec une épaisse couche de passé, et une vision du monde prête à être réduite en poussière par le contact avec les vérités cosmiques.

• ÉtincelleThe Long Corridor fait beaucoup pour me convaincre que l’on peut faire du Cthulhu en pantalons collants et en robes Empire sans qu’il soit exactement identique au Cthulhu 1920 ou contemporain. Reste à définir exactement en quoi il peut être différent, et voir à quel moment la lassitude risque de s’installer. Mais oui, le potentiel est là.

 

Pour moi, c’est un « oui », même si c’est un « oui » un peu plus petit que le grand cri d’enthousiasme que j’avais poussé pour Down Darker Trails. Cela dit, je ne suis pas aveugle au potentiel de campagnes générationnelles couvrant tout le XIXe siècle, bien au contraire.

 

 

 

 

Un supplément pour Call of Cthulhu édité par Chaosium. Prix : 21,45 € le pdf seul, 41,98 € la combo papier + pdf.

 





[1] Du moins à l’époque, où la France fait laborieusement l’amalgame entre les aristocrates d’Ancien Régime de retour d’émigration, leurs cousins ralliés à Napoléon, la noblesse créée par l’Empereur, les bourgeois enrichis par la Révolution et un paquet d’autres groupes moins simples à définir.

[2] Qui ont tendance à être des seconds ou des troisièmes fils desdits gros propriétaires terriens, la Grande-Bretagne de l’époque ne laissant pas énormément de place au mérite.

[3] Il y a un service régulier de bateaux à vapeur à travers la Manche à la fin de la décennie, mais les chemins de fer sont encore à quelques années dans l’avenir.

[4] George Ier monte sur le trône en 1714, son arrière-petit-fils George IV meurt en 1830.

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