Le Cinquième coeur


En 1893, Henry James est sur le point de se jeter dans la Seine. Auteur américain sur la pente descendante, à la veille de la cinquantaine, il pense être en bout de course et profite donc d'une soir de mars pour s'approcher d'un parapet et en finir. Mais à la dernière seconde, il remarque qu'un homme l'observe : ce témoin, il le reconnait pour l'avoir croisé quelque temps plus tôt dans une soirée mondaine : c'est Sherlock Holmes. Ce dernier se fait passer pour un aventurier norvégien et affirme une chose vraiment étrange à Henry James : son amie américaine Clover, qui a trouvé la mort il y a quelques années après une phase dépressive, ne s'est pas suicidée, contrairement à ce que tout le monde pense. Et Holmes a donc besoin de Henry James pour s'infiltrer dans le cercle des amis de la défunte afin d'élucider le mystère de sa mort. Le problème ? Sherlock Holmes est sensé n'être qu'un personnage de fiction. D'ailleurs, le locataire du 221B de la rue Boulanger est le premier à douter de sa propre existence...

Je le confesse : je ne connaissais pas l'œuvre d'Henry James avant d'attaquer cette lecture. Or une grande partie du plaisir de ce roman, c'est la manière dont Dan Simmons insère son récit dans la réalité biographique de ce romancier américain. Ce travail d'orfèvre, je le suppose, mais je n'ai objectivement pas les moyens d'en mesurer la finesse. Mais connaissant Dan Simmons, tout cela est sourcé, certifié, validé, double tamponné. Car oui, on se retrouve par la force des choses dans le cercle intime du romancier. Et disons que le portrait qui est fait de cette classe sociale n'est pas brillante : ils ont des problèmes de riches, des égos surdimensionnés, passent l'essentiel de leur temps à tenir salon. Je vous préviens : il est difficile de développer de l'empathie pour le protagoniste principal car c'est somme toute un être humain antipathique. Sa cohabitation forcée avec Holmes le pousse dans ses derniers retranchements de gentleman car le détective aime se moquer des conventions sociales, mais ça reste un bonhomme qui m'a horripilé tout au long de ma lecture.

Et ce gros bouquin de 570 pages n'est pas une aventure de Sherlock Holmes traditionnelle : cette histoire de meurtre camouflée en suicide n'est qu'un prétexte pour intéresser les protagonistes à une conspiration bien plus vaste... et grand-guignole. Je ne vais pas vous divulgâcher l'intrigue, mais c'est fin comme du gros sel. C'est dommage car le mystère initial et la promesse de la dissection en règle de ce milieu social de messieurs blancs étaient suffisamment forts pour porter le roman sans qu'on parte dans la surenchère.

Dan Simmons a évidemment fait ses recherches, donc on croise des tas de vrais personnages historiques (Mark Twain, Roosevelt et d'autres auteurs que je ne connais pas) qui prononcent des répliquent qu'on imagine reprises de lettres qu'ils ont véritablement écrites ou de discours qu'ils ont prononcés. Là encore, j'ai eu du mal à m'intéresser à ce petit microcosme d'auteurs qui se jalousent les uns les autres, mais je dois reconnaître que cette période était fertile en personnalités extravagantes aux opinions tranchées. Simmons fait également de nombreuses références à ses autres romans historiques : on a droit à des coups de coude en direction de Drood (dans lequel il faisait déjà référence à Terreur) et de Black Hills (que je n'ai pas lu).

Pour l'aspect holmessien, Dan Simmons s'amuse évidemment avec le corpus de Doyle. Il pointe les nombreuses incohérences qui parsèment la saga de Sherlock Holmes pour démontrer qu'on ne peut pas compter sur les récits écrits pour infirmer l'existence du détective dans l'univers de James. On ne croise jamais Watson ou Conan Doyle, Mycroft reste ce frère lointain coincé au club Diogène, mais il y a une belle utilisation d'autres éléments de la vie de Holmes. Simmons n'abuse pas des séquences où Sherlock déduit des trucs capilotractés, à un point que s'en est même un peu décevant. Il est intelligent, mais pas génial. En ce qui concerne son existence physique dans le monde de James, je m'attendais à une vraie révélation finale à la Shutter Island ou bien à une explication plus tarabiscotée, mais on a simplement affaire à un jeu littéraire. Idem quand Dan Simmons s'adresse directement au lecteur par moment en brisant le 4e mur romanesque : c'est juste l'auteur qui se permet de jouer avec son postulat de base.

Au final, j'ai apprécié la promenade même si les personnages m'indifféraient (les hommes se mélangeaient tous dans ma tête) et si l'intrigue s'est étouffée sous la grosse couche de tarte à la crème que Simmons a lui-même badigeonnée sur son récit. Drood m'avait passionné car on ne savait jamais si c'était du lard ou du cochon, alors que dans le cas de ce roman, c'est un simple bricolage littéraire. C'est fait avec amour, mais ça reste artificiel.

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